Jamais, peut-être, cette affirmation de Lénine n’a été aussi vraie que de nos jours : pour briser le cercle vicieux dans lequel se coulent, inséparables, le conformisme, la réforme et la révolte, il faut une doctrine révolutionnaire : réfractaire aux fluctuations de la mode, mais ouverte à tous les problèmes de notre temps ; vivifiante et novatrice, mais respectueuse de ce qui, dans nos traditions, ne s’est pas encore transformé en bois mort ; explosive et constructrice à la fois ; bref une doctrine déployée à la dimension, d’une part, de la crise de civilisation qui, en cette fin du XXe siècle, tend vers son paroxysme, et d’autre part, à l’échelle de l’homme libre et responsable, de l’homme debout.
Qu’il me soit permis in fine d’articuler un aveu : rien ne me surprend, ni ne m’attriste autant que de lire, d’entendre, de voir une multitude de personnes, voire de « personnalités », réputées éminentes, distinguées, intelligentes, qui, ne cessent d’agiter dans les ténèbres de la confusion contemporaine, tel Diogène, leur lanterne à la flamme vacillante, en quête, non pas de l’homme mais de la doctrine. Depuis quelque temps, ils n’hésitent point à multiplier leurs doléances : les survivants du stalinisme, les nostalgiques de 1968, les nostalgiques de l’euro-communisme, à la Carillo, les frustrés de l’union de la gauche ou ceux du compromis historique, les zélateurs du grand-Mao qui perpétuent son enterrement, les ex-admirateurs du prétendu modèle suédois et même, ma foi, certains conservateurs, de gauche ou de droite, écœurés par l’inefficacité flagrante des politiques gouvernementales, par les déclarations d’intention du libéralisme avancé, par la logomachie centriste, par le réformisme pour carabiniers d’Offenbach, ou bien encore, ce qui revient au même, par le mirage d’une néo-social-démocratie à l’échelle européenne et planétaire, sans oublier les représentants les plus autorisés (par qui ?) du mandarinat intellectuel, tout ce beau monde s’agite à la recherche d’idées nouvelles, d’une doctrine neuve, d’un ordre nouveau. Comment leur faire comprendre, à tous ces incorrigibles bavards, dont la légèreté proprement criminelle me fait enrager et dont l’intelligence, pétrifiée, ne parvient point, même lorsqu’elle prône la contestation, à se libérer des habitudes d’un passé à jamais révolu, comment leur faire comprendre, dis-je, à tous ces bafouilleurs tièdes qu’une telle doctrine existe. Et que, à ma connaissance, il n’en existe du reste qu’une. Quels que soient encore ses défauts et ses limites, ses incertitudes et ses manques — il y en aura toujours, — elle est la seule à relever le défi de l’histoire. Occultée par l’improbable « succès » du marxisme — qui a été sa perte, — elle ne demande qu’à sortir des limbes où elle a été arbitrairement, traitreusement confinée. Au risque de tomber au niveau des « terribles simplificateurs », je me hasarde à dire que tout ce qu’il y a de bon dans Marx se retrouve dans cette doctrine, et pour cause, nous le savons maintenant. Doctrine révolutionnaire, an-archiste, authentiquement socialiste, hardiment révolutionnaire ; et, en même temps, capable de neutraliser tout ce qu’il y a, dans Marx, de fondamentalement mauvais. Elle est le seul antidote efficace contre le venin que le marxisme n’a pas généré, mais qu’il a contribué, paradoxalement, à inoculer, à diffuser, à potentialiser, au travers des organes, déjà malades, de la société atteinte par le capitalisme.
C’est cette doctrine salvatrice que visait a contrario — à la fois après coup et par avance — le même Vladimir Ilitch, cette fois-ci beaucoup moins bien inspiré parce que fidèle à ses maîtres, en proclamant sans ambages qu’un grand État centralisé constitue un énorme progrès historique conduisant du morcellement moyenâgeux à la future unité socialiste du monde...
; et en précisant, pour que personne ne s’y trompe, que les marxistes ne préconisent en aucun cas (c’est moi qui souligne, — A.M.) ni le principe fédératif ni la décentralisation
. A dire vrai, on s’en doutait un peu.
Encore faut-il que cette doctrine fédéraliste, repoussée par Lénine parce que libératrice, se matérialise et s’incarne : les idées ne sauvent pas, disait à peu près Georges Bernanos, ce sont les hommes, porteurs d’idées, fécondés par elles, qui peuvent seuls, s’il n’est déjà trop tard, sauver ce qui mérite de l’être, créer ce qui mérite de naître.