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Karl Marx ou la perversion du socialisme - 17. Il n y a pas de marxisme révolutionnaire

mardi 16 avril 2024, par Alexandre Marc (CC by-nc-sa)

En vérité, la faillite du marxisme est totale, même si, devant un tel blasphème, des millions d’hommes continuent de se boucher les oreilles et de se voiler la face. Et encore, s’il ne s’agissait que d’une faillite purement intellectuelle : hélas ! c’est sur le plan des faits, dans la perspective de l’histoire, à l’échelle du monde, que le drame se déroule. Ce sont, non seulement des millions, mais des centaines de millions d’êtres humains qui sont engloutis dans cette banqueroute. Et nullement « par hasard », ou par suite d’on ne sait quelles déviations, même si l’on n’a pas complètement tort de prétendre que Staline a mal lu Lénine, ou celui-ci Marx, et que Marx, lui, a trop lu Hegel (André Glucksmann) ; et pas davantage à cause de l’aggra­vation des rapports internationaux, ou en raison de circonstances défa­vorables, ou par la faute de quelques-uns, du méchant Staline devenu fou en vieillissant, ou du grand Mao, « liquidé » aussitôt mort ! — mais bien par le déroulement implacable des facteurs enchaînés les uns aux autres, ressortissant à une logique intrinsèque, moins paradoxale que proprement insensée, plus contradictoire que réellement dialec­tique. Ce n’est pas un concours de faits contingent qui a pu donner naissance, au nom d’une théorie dont on prétend qu’elle enseigne le dépérissement de l’État, à ce salmigondis de survivances bourgeoises et tsaristes — c’est Lénine qui parle (décembre 1922) — qui ne pouvait engendrer qu’un État de type pharaonique  ; ce n’est pas sur un homme seul, saisi d’une frénésie sanguinaire, que retombe la responsabilité des procès hallucinants, des purges délirantes, des aveux non seulement extorqués mais monstrueusement consentis, des camps de la mort lente, de l’avilissement et de l’extermination systématiques des êtres humains, des hôpitaux psychiatriques, de l’archipel du Goulag devenu le sym­bole suprême du « socialisme ».

Les jeunes — et les moins jeunes — à qui répugnaient le confor­misme et le réformisme, tournaient volontiers leurs regards vers l’Est ; aujourd’hui, à leurs yeux, le grand mirage commence de se dissiper et les contestataires poussent l’insolence jusqu’à contester le commu­nisme orthodoxe lui-même, ce que les fidèles de la contre-Église ne sauraient leur pardonner. Toutefois, même les plus audacieux parmi les révoltés n’osent encore point dénoncer la source première, le prin­cipal responsable, de leur immense déception.

Certes, même s’il s’est lourdement trompé, même si les événements lui ont infligé une série de démentis cinglants, même si sa respon­sabilité personnelle est sans nul doute engagée, Marx garde encore le droit de s’écrier : je n’ai pas voulu cela. Triste consolation qu’il risque d’avoir à partager avec une multitude de personnages histo­riques, plus ou (surtout) moins recommandables. Ce qui serait peut-être « consolant », ce serait de pouvoir puiser dans l’enseignement ou, tout au moins, dans l’inspiration de l’auteur du Manifeste communiste, la force dont la révolte a besoin pour triompher du réformisme et pour devenir révolution. C’est ce style de consolation que recherchent, plus ou moins désespérément, la plupart des contestataires dont la conviction, consciente ou non, se reflète dans les lignes qui suivent :

Il n’existe pas, quelque part, un marxisme sans tache qu’on pourrait opposer à la pratique des partis et des États marxistes comme la Ligue des droits de l’homme oppose la lettre du libéralisme bourgeois à la pratique des sociétés bourgeoises : le marxisme n’est pas une philosophie spéculative parmi les autres et il n’est lui-même que si, en même temps qu’il projette une critique radicale du monde, cette critique descend de la tête dans les poings et se fait pratique révolutionnaire... Ce serait cependant ignorer tout un aspect de l’histoire de la doctrine marxiste que de la réduire à une dégra­dation (...) de la théorie révolutionnaire en idéologie... Les luttes de classes qui, à partir de 1953, ont secoué les pays de l’Est, ont montré que les armes de la critique n’avaient fait qu’anticiper la critique par les armes et que les idéologies staliniennes et post-staliniennes n’en (ont) pas fini avec le marxisme révolutionnaire  [1].

Un tel optimisme, s’il était objectivement justifié, donnerait raison aux contestataires qui, tout en dénonçant la malfaisance des « crapules staliniennes » et la pitoyable démission des réformistes sociaux-démocrates, des « social-traîtres », s’époumonent à crier ou, plus exactement, à psalmodier des incantations :

— vive le marxisme-léninisme !

— ou bien : vive la révolution permanente ! Vive Trotsky !

— ou encore : vive la Chine ! vive la révolution culturelle ! (dont il ne reste plus, en Chine, que des souvenirs estompés) ;

— ou enfin, pour ce qui est des plus romantiques : vive Che !

Le malheur est que les saints dont ils quémandent encore le patronage et la protection, bien que schismatiques et hérétiques, prétendent adorer tous le même dieu, et que ce dieu, mort, embaumé, momifié, n’est plus capable, s’il l’a jamais été, de faire descendre la critique révolutionnaire « de la tête aux poings ». Dès lors, les poings qui se tendent vers lui sont fatalement crispés, paralysés par la frustra­tion et par la rage, par l’impuissance et par une profonde détresse qui n’ose pas dire son nom. En fait, pour paraphraser un texte anonyme publié par Esprit, ces poings brandis signifient le refus et le mépris du pouvoir — composante an-archiste du fédéralisme proudhonien —, pouvoir à l’appétit insatiable qui, ainsi critiqué et mis en cause, accepte en dernier ressort la contestation, en quelque sorte comme sa mau­vaise conscience et son trompeur alibi. Contestation qui par son indis­cipline, par son manque d’idéologie (...) et d’organisation ferme, (...) est exactement à l’opposé du monde d’aujourd’hui, autrement dit, comme le fédéralisme libertaire, à contre-courant. Tandis que, tout au contraire, les marxistes et, plus spécialement parmi eux, les adeptes de la secte pharaonique, avec leur organisation, leur esprit disci­pliné et leur idéologie relativiste entièrement au service du but à atteindre, vont dans le même sens que celui-ci, c’est-à-dire dans le sens de la massification, de la prolétarisation, de l’aliénation de l’homme. Et comme c’est l’efficacité qu’on demande, ils vont jouer dans certains pays, bien mieux qu’elle ne l’a fait (même et surtout en prônant le fameux modèle suédois, — A.M.) le rôle de social-démocratie  [2] — en attendant la culbute finale dont l’échéance approche à grands pas.

La proximité même de cette échéance, la plus grave que l’huma­nité, tout au moins historique, ait eu à affronter, interdit désormais tout faux-fuyant. Il importe d’avoir le courage d’instruire, sans com­plaisance, le procès du « socialisme » marxiste dont il vient d’être question ; après quoi, l’on ne pourra éviter de mettre en cause, nom­mément, personnellement, le fondateur même de cette redoutable « secte pharaonique ».

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Karl Marx ou la perversion du socialisme - 16. Que reste-t-il ?   Karl Marx ou la perversion du socialisme - 18. Quel socialisme ?



[1Pierre Souyri, Le Marxisme après Marx, Paris, Flammarion, 1970, p. 96.

[2« L’Age de raison du communisme », Esprit (numéro spécial « Les Commu­nistes au carrefour »), mai 1970, p. 881.