A l’égard d’une entreprise de cette envergure, les conservateurs, les réactionnaires, les réformistes et les révoltés, pour parler vulgairement, ne font pas le poids. Pour ainsi dire congénitalement, intrinsèquement, ils sont condamnés à l’impuissance et à l’échec. Ils ne sont pas de taille à résister au monstre dont l’ombre obscurcit déjà l’horizon de notre à-venir. Du reste, le veulent-ils vraiment, ne sont-ils pas secrètement fascinés par la puissance de la bête, ne se résignent-ils pas, déjà, à en devenir complices — et puis victimes ?
Mais qui donc est encore capable de se dresser contre ce monstre menaçant ? A cette question décisive, je n’hésiterai point à répondre : le socialisme. Un socialisme rendu à la pureté et à l’intransigeance de son intention originelle ; un socialisme imbu de justice, antiétatique, libertaire, fédéraliste, révolutionnaire.
« Y a-t-il un avenir pour le socialisme ? », question à laquelle j’ai déjà essayé de répondre à plusieurs reprises, notamment au début des années 60 (L’Europe dans le monde). Aujourd’hui, il faut avoir le courage de répliquer clairement, sans ambages, sans respect humain : oui, il y a encore un avenir pour le socialisme, et qui coïncide avec l’avenir même de l’humanité — mais à une condition : de maîtriser le Monstre, de le terrasser, de le réduire définitivement à l’impuissance. Le socialisme ne restera un espoir et une chance, un projet et une idée-force que s’il en finit à jamais avec la tentation marxiste.
Résumons-nous. Ce n’est point par hasard, par déviation, par infidélité aux origines, que le marxisme est devenu le principal danger, le danger mortel auquel l’humanité, auquel l’homme libre et responsable est désormais confronté. Non, si le marxisme est en passe de parachever l’œuvre du capitalisme dit privé, en l’élevant au niveau de la plus grande perfection possible, c’est pour des raisons profondes, substantielles, intrinsèques,
— parce que le marxisme est une idéologie,
— parce que c’est une idéologie idéaliste et — malgré certaines attitudes anarchisantes de Marx — totalitaire, autrement dit essentiellement inhumaine [1].
Qu’est-ce qu’une idéologie ? J’utilise ce terme d’une manière précise, comme synonyme de la projection, dans la perspective historique, d’un système idéel potentiellement clos. Mais le marxisme est aussi une idéologie dans l’une des acceptations marxistes du terme, en tant que tentative de camouflage des intérêts et des pulsions qui n’osent pas dire leur nom. En vertu de quoi, l’on peut considérer que les qualificatifs d’idéaliste ou de totalitaire, dans le cas du marxisme, constituent des quasi-tautologies. Toute idéologie, de par sa composante schizophrénique, tend à perdre le contact avec la réalité ; mais, en l’occurrence, cette fuite devant le réel est d’autant plus grave que le marxisme, en prétendant avoir remis « sur ses pieds » l’idéalisme de Hegel, en proclamant à tous vents une métaphysique de la matière, a réussi à tromper non seulement ses partisans, mais aussi ses adversaires qui affectent un hautain mépris pour son « matérialisme ».
Quant au qualificatif de totalitaire, il ne constitue pas non plus un privilège exclusif du marxisme, la clôture qui caractérise toute idéologie, inclinant sans nul doute vers l’affirmation d’un monde fermé, et donc se suffisant en quelque sorte à lui-même. Mais à cet égard aussi, parmi les idéologies concurrentes, le marxisme s’est montré particulièrement efficace. Même un Don Juan des idées, comme Maurice Duverger, dont le cœur n’a battu, pendant des années, que pour l’union de la gauche, a fini par discerner dans le marxisme non point une nouvelle Science (avec une majuscule), mais une sorte de contre-Eglise :
Considérer le marxisme comme une science est une attitude non scientifique, qui relève du mythe ou de l’idéologie. Cette attitude revêt une importance fondamentale. Elle constitue l’un des fondements du monolithisme. (...)
Quand une idéologie est érigée en science, c’est-à-dire en vérité, alors que sa nature n’en permet pas la vérification expérimentale qui fonde la science, elle prend nécessairement le caractère d’un corps de principes religieux dont l’organisation devient à la fois le gardien vigilant et l’interprète infaillible.
On pouvait montrer que le raisonnement marxiste suit une démarche de type dogmatique. Il établit le bien-fondé des propositions par un jeu de références et de citations empruntées aux pères de l’Eglise (Marx, Engels, Lénine), comme le faisait la scholastique médiévale. On introduit quelques progrès par l’appel à de nouveaux théologiens, progressivement élevés sur les autels (Gramsci). Les sectes dissidentes ont leurs propres auteurs sacrés (Trotsky, Mao). Il est frappant que les progrès d’un système dit scientifique ne viennent point de nouvelles données de l’expérience, mais d’une nouvelle lecture de textes théoriques : comme celle qu’Althusser a proposée pour Marx, par exemple.
Une contre-Eglise ne saurait engendrer — Proudhon ne s’y est pas laissé prendre — qu’une nouvelle inquisition, mille fois plus redoutable que la première. On serait donc disposé à féliciter hautement, de sa découverte, le brillant journaliste précité si cette découverte n’avait pas été déjà faite par l’un d’entre nous, et ce depuis huit ou neuf lustres [2].
Quoi qu’il en soit, entre cette idéologie totalitaire qu’est le marxisme et l’avenir socialiste — le seul possible, je le répète — l’affrontement est inévitable. Notre planète n’est pas assez vaste pour que les deux puissent coexister durablement. Quant à l’espoir, encore répandu, de réformer le marxisme « de l’intérieur », de lui donner un visage humain, d’en conserver, comme on dit, les bons côtés (tout en éliminant les exagérations et les abus), c’est une entreprise illusoire. Comme le réformisme libéral ou néo-libéral dont il est moins éloigné qu’on le pense généralement, le réformisme marxiste tourne dans un cercle vicieux dont il ne sortira jamais. On ne « réforme » pas un cercle vicieux, on le brise. C’est pourquoi, aujourd’hui, le redressement du véritable socialisme passe, qu’on le veuille ou non, par la liquidation de la terrible hérésie marxiste. Qu’il s’agisse du reste du capitalisme « privé » de l’Ouest ou du capitalisme d’État de l’Est, le problème est substantiellement le même, ainsi que sa solution possible : dans un cas comme dans l’autre, seule, une action révolutionnaire a quelque chance de dissiper le mensonge, de détourner le péril, de conjurer l’inexorable. Toutefois, un homme qui s’y connaissait — et qui, sur ce point au moins, voit clair — a pris le soin de rappeler qu’il n’est pas d’action révolutionnaire sans doctrine révolutionnaire.