De nos jours, on s’interroge volontiers pour savoir si nos « communistes » ont évolué, s’ils sont sincères, si l’on peut donc se fier à eux. Questions mineures, sans réel intérêt, relevant d’un jeu de société plutôt que d’un examen objectif et sérieux de la situation. Quelles que soient les dispositions intimes et les intentions avouées ou cachées des « communistes » — qu’il s’agisse du reste d’eux, ou même des « socialistes », ou encore, éventuellement, d’autres partis, de gauche ou de droite, — ce qui est sérieux en revanche, ce qui est objectif, ce qui compte, c’est la logique intrinsèque du Système dont on procède et des conséquences qui, très systématiquement, en découlent. Or, cette logique reste subordonnée à l’impératif dont presque personne n’ose dénoncer le caractère « réactionnaire », de transfert progressif, commencé depuis longtemps mais non encore achevé, de toute propriété comme de tous pouvoirs, entre les griffes de l’État.
Ne s’agit-il pas, comme Vladimir Ilitch devait le proclamer plus tard, dans une formule hautement significative, de faire triompher l’Ordre de l’État sur le méprisable esprit anarchique de la petite propriété ?
« Triomphe » problématique, en vérité : un tel transfert, un tel transbordement des pouvoirs, économiques, sociaux, politiques, culturels, vers un lieu unique, transfert contre-nature, ne peut s’accomplir, même partiellement, et quels que soient les bons (ou les mauvais) sentiments des « responsables », sans provoquer d’une part, une réaction de défense des cellules non paralysées encore de l’organisme social, et d’autre part, une aggravation, lente ou brutale, de la situation économique. Ce qui oblige le capitaliste collectif, quel qu’il soit, à riposter ; et il ne peut, ne sait, ne veut riposter que d’une seule manière : en continuant de descendre la pente des contraintes, des nationalisations, massifications, prolétarisations, à coup de fonctions de plus en plus nombreuses remplies par des « employés salariés », au prix d’une centralisation de tout et de tous entre les mains de l’État, qui, baptisé fasciste ou prolétarien, capitaliste (collectif) ou même (pourquoi pas ?) « socialiste », n’en sera pas moins ce monstre froid dont l’apothéose, précédant l’apocalyptique crépuscule des dieux, s’appelle État totalitaire.
Tant que les hommes qui se réclament du socialisme osent ainsi trahir, de la manière la plus cynique et la plus éhontée, leur vocation historique ; tant qu’ils prétendent combattre le « capitalisme », tout en se livrant, et en nous livrant, corps et âmes, à la volonté de puissance illimitée du capitaliste collectif ; tant que celui-ci continue patiemment de réunir, entre ses griffes d’acier, les pouvoirs conjugués de l’« Argent-Roi » et de l’« État-Moloch », le devoir des socialistes — des véritables socialistes, s’entend, de ceux que l’on est bien obligé de qualifier de libertaires pour les distinguer des faux frères, des déserteurs, des traîtres, — le devoir des socialistes est clair : il leur appartient de faire front contre ceux qui prétendent représenter notre cause commune, mais dont il faut avoir le courage de reconnaître qu’ils sont en train de parfaire une société pharaonique qui risque de devenir, compte tenu des moyens technologiques dont elle disposera, la plus effrayante de toute l’histoire, pourtant longue et douloureuse, de l’humanité.
Mais avons-nous encore le droit de faire front au nom du socialisme ? Dans le mouvement qui se réclame de ce vocable, ne représentons-nous pas l’exception qui confirme la règle, une petite minorité sans réelle influence, un phénomène marginal que l’on pourrait négliger sans dommage ? Après avoir mené à bien une entreprise considérable : l’histoire générale du socialisme [1], Jacques Droz lui-même n’est-il pas forcé de laisser apparaître un triste bilan d’échecs et de trahisons, de fanatisme dogmatique et de bureauphrénie généralisée ? Mais en revanche, dès qu’il manifeste sa volonté de rester malgré tout fidèle à un « idéal » profané, prostitué mais qui avait soulevé et qui continue de soulever tant d’espoirs, n’est-ce pas à l’élan, inspiré par des préoccupations, proches des nôtres, du socialisme dit autogestionnaire que Jacques Droz est contraint de se référer pour conjurer la menace totalitaire qui, sous l’étiquette socialiste, envahit peu à peu l’horizon de notre destin.
C’est parce qu’il a su discerner, il y a plus d’un siècle, cette horrible menace que Pierre-Joseph Proudhon n’a point hésité à livrer combat contre ceux qui commençaient, consciemment ou non, d’empoisonner la source, triple et une, du socialisme, de l’an-archie positive et du fédéralisme révolutionnaire. La violence du jugement formulé par anticipation : Marx est le ténia du socialisme, ne peut se justifier que par la préscience du rôle décisif que seul un cerveau « sur-organisé » comme celui de Marx, pouvait jouer dans cette ténébreuse entreprise de captation d’héritage, de détournement de fonds, de manœuvres frauduleuses et d’escroquerie finale à l’échelle planétaire.