Considérant les faiblesses et les lacunes de la dialectique marxienne, j’écrivais, il y a plusieurs décennies déjà :
En méconnaissant le sens total de l’être, (...) en subissant jusqu’au bout l’envoûtement de l’idéalisme hégélien, l’auteur du Capital s’est condamné (...) à ne jamais aboutir dans sa quête (...) de l’homme réel, du concret vivant.
Là se trouve (...) le nœud du drame contemporain : Karl Marx (...) qui se posait en révolutionnaire intransigeant, qui devait inspirer (...) l’un des plus grands bouleversements de tous les temps, Karl Marx était contraint (...) à rester (...) en deçà de la Révolution [1].
Si l’on devait concentrer l’attention sur l’attitude de Marx à l’égard de la propriété — attitude durablement influencée par les propos délirants de Jean-Jacques, — il faudrait remplacer en deçà par contre ! Pour le coup, le nœud du drame contemporain se resserre, le drame devient tragédie, car l’unique espoir d’échapper à l’étranglement, à l’étouffement, à l’effondrement ultime : le socialisme, se renie lui-même, se transforme « dialectiquement » en son contraire et finit par susciter les pires tyrannies.
Processus qui n’a rien de contingent, je l’ai déjà dit, qui ne saurait être expliqué par les circonstances contraires ou par l’infidélité des disciples, des exécutants ou des agents subalternes. Le destin de l’humanité étant en jeu, l’on ne doit tolérer, en cette matière, aucune ambiguïté, aucun subterfuge, aucune échappatoire.
En laissant de côté toutes précautions et même toutes nuances, parlons haut et clair : aussitôt que l’on entre dans la voie des « nationalisations », des (prétendues) collectivisations, bref, des étatisations de toutes espèces, on tourne le dos au socialisme. Et l’on s’en éloigne à jamais. Je dis bien : à jamais — et non seulement, comme on voudrait parfois nous le faire croire, pendant la fameuse période de transition qui ne sert, en vérité, qu’à faire prendre des vessies pour des lanternes, qu’à transformer les lendemains qui chantent en un morne présent accablé de silence, rythmé par des tortures quotidiennes, par des terreurs sans espoir et des humiliations sans fin.
N’est-il pas navrant d’observer combien rares sont les hommes qui, de nos jours encore, osent reconnaître le caractère éminemment réactionnaire, au pire sens du terme, des nationalisations passées, présentes, ou futures ? En France, notamment, la moindre réserve formulée à leur égard déporte immédiatement « vers la droite » son auteur téméraire. Même ceux qui, eux, appartiennent incontestablement à la droite la plus conservatrice préfèrent ne s’opposer qu’avec mollesse aux nationalisations « vraiment utiles » : le général de Gaulle lui-même, Messieurs, n’a-t-il pas frayé le chemin et montré l’exemple ? Ce faisant, soit dit par parenthèse, il manifestait, une fois de plus, la cohérence logique de son attitude, son nationalisme, inspiré par une philosophie étatique, visant par nature le renforcement impératif, non pas tant de la France mais de l’État-nation qui la définit, la détermine, la gère et la gouverne.
Charles de Gaulle étant lavé, tout au moins sur ce point, de tout soupçon d’illogisme, que faut-il penser d’hommes aussi intelligents que Raymond Aron et Pierre Mendès France qui, dans un débat journalistique (L’Express, 30 janvier 1978), ne parviennent même point, sur le chapitre des nationalisations, à s’opposer, à s’affronter franchement. Tout critique, tout sceptique qu’il soit, Raymond Aron affecte d’admettre que l’on peut nationaliser certaines entreprises
et qu’il ne faut donc pas faire de la nationalisation l’enfer ou le paradis
. Pierre Mendès France — après avoir tout de même eu le courage intellectuel de faire observer que les nationalisations ne sont qu’un moyen à mettre au service d’une politique économique (laquelle ?)
— ne trouve rien de plus profond, de plus original à formuler que l’aveu suivant : Je trouverais plus intéressant de nationaliser la sidérurgie que la maison Cartier...
. Sous l’angle du socialisme révolutionnaire, la formule inverse eût été, à la rigueur, plus acceptable. Il est vrai que Raymond Aron, en « centriste » impénitent, en modéré incorrigible et sagace qu’il est devenu, se fiche éperdument du socialisme. Mais P.M.F. ? C’est à son intention, à l’intention aussi de tous ceux qui prétendent s’inspirer de l’« idéal socialiste », qu’il convient de répéter que la voie des nationalisations, non seulement ne s’oriente point vers le socialisme, mais encore qu’elle en rend la réalisation de plus en plus difficile, voire improbable.
Il importe de dissiper, ici, un malentendu qui risquerait de faire grandement plaisir aux conservateurs de tout poil : cette condamnation catégorique d’une hérésie aberrante ne signifie nullement que le socialisme, perdant soudain sa qualification de révolutionnaire, adopterait, à l’égard du problème de la propriété, une attitude de bon ton et de bon aloi, propre à la bonne société, un air de lâche connivence et de louche complicité. C’est le contraire qui est vrai : conformément à une définition qui figurait dans le dictionnaire de l’Académie française, la bonne société fait mine de croire que le capitalisme est le régime de la propriété privée
, alors que nous ne cessons de le dénoncer, de le stigmatiser — cette fois-ci en accord avec Marx — comme la plus formidable entreprise d’expropriation de toute l’histoire de l’humanité.
Disons-le donc, de la manière la plus nette : le socialisme, à côté d’autres transformations profondes des structures sociétales, implique nécessairement une transformation radicale des structures de la propriété.
Mais cette transformation, souhaitable, utile, voulue, nécessaire, doit s’accomplir dans un sens rigoureusement opposé à celui amorcé— malgré quelques hésitations, reculs tardifs et scrupules inefficaces par Marx, Engels, Lénine, Staline et consort.