Ces quelques réflexions préalables ne sont pas seulement destinées à satisfaire une douce manie méthodologique dont l’auteur de ces lignes est, non sans raison, accusé : elles permettent surtout de désamorcer en quelques mots, tout au moins il est permis de l’espérer, un long débat inutile sur le réformisme.
Être « pour » ou « contre » le réformisme paraît aussi arbitraire, voire absurde, que d’être, par exemple, pour ou contre la planification, pour ou contre le féminisme, pour ou contre l’Europe. De tels simplismes ne font point honneur à l’intelligence humaine. Pour ce qui est du réformisme, il m’est souvent arrivé de rappeler que, pendant de longues périodes étales de l’histoire, son bien-fondé ne saurait être mis en doute. Il n’est donc pas question de le condamner en bloc, d’une manière « absolue », au nom d’on ne sait quelle idéologie : ce dont il est question, pour le moment, c’est d’essayer de savoir si l’humanité vit, depuis quatre ou cinq siècles, une de ces périodes au cours desquelles les inévitables tensions engendrent une très relative harmonie et les contradictions, inhérentes à toute vie sociale, ne débouchent que sur des drames mineurs.
À notre époque, au contraire, il n’est pas difficile de le constater, toutes les contradictions s’accusent et les tensions deviennent intolérables : ce qui prouve, soit dit tout de go, que nous approchons d’une phase décisive de la crise globale de notre civilisation dont l’origine se situe au XVe siècle. Phase aiguë dont les convulsions compromettent progressivement les belles illusions réformistes [1]. Certes, le réformisme jouit encore d’un prestige considérable et une large partie de nos contemporains y adhèrent, consciemment ou non. Mais le doute rongeur est partout à l’œuvre, qui s’exprime par des mouvements de révolte dont notre prétendue société de consommation est secouée. Le réformisme s’efforce de mettre en lumière le caractère négatif, destructeur et, pour tout dire, absurde de la révolte, en quoi il ne peut qu’avoir raison : mais la révolte continue d’être suscitée par l’incapacité congénitale du réformisme à répondre au défi global de l’histoire.
Lorsque l’on critique les excès du mouvement étudiant, les exploits sanglants des guérilleros, les grèves sauvages, les revendications salariales qui se détruisent elles-mêmes, le terrorisme aveugle, les manifestations (parfois gratuites) des écologistes, la commercialisation de l’érotisme, la diffusion de la drogue, on oublie trop souvent de reconnaître que ce ne sont qu’épiphénomènes et que c’est au mal lui-même, non aux symptômes, qu’il convient de s’attaquer. Quoi qu’il en soit, la brutalité choquante des mouvements dits contestataires risque de s’accentuer en proportion même de l’impuissance réformiste qu’ils affrontent. Une complicité secrète, « objective », lie ainsi le réformisme et la révolte. Celle-ci ne peut toutefois être réduite à la négativité pure, car pour « exister », elle a besoin d’un minimum d’être. Curieusement, ce minimum, elle s’efforce de l’emprunter au marxisme, à un marxisme lui-même contesté, mais qui, pourtant, continue d’être mis à toutes les sauces. Malgré la crise qu’il subit, le marxisme sert encore de masque à tous les délires.