Mais je me suis laissé entraîner, une fois de plus ; il est temps de revenir à la valeur. Dans la mesure où celle-ci ne saurait être séparée de la signification, il ne serait pas inutile de méditer le texte suivant que Florent Gaboriau emprunte à la thèse de doctorat de Martin Heidegger (Die Lehre vom Urteil im Psychologismus) Il ne peut être question de sens que là où il y a réflexion (Ueber legen), pesée, construction, détermination (Bestimmen)
, passage qu’il accompagne du commentaire suivant : ... Une phénoménologie de l’action (...) doit précéder normalement une phénoménologie du sens (et de la relation) : il n’y a de sens à parler de signification qu’en fonction d’un acte [1].
De même, comme déjà entrevu, il n’y a de sens à parler de valeur qu’en fonction de valorisation. Ainsi que Nietzsche l’a compris — à cette profondeur de tous les sommets [2]
où il a eu l’audace de bondir —, dans la perspective des valeurs, plus encore que dans d’autres, la réification, loin de fonder l’objectivité, débouche sur la béance du nihilisme.
Il faudrait appliquer ce qui précède à la valeur économique ou, mieux peut-être, à la valeur en économie : c’est en fonction seulement d’un acte de valorisation qu’elle trouve, elle aussi, son sens. Un tel acte, à la fois individuel et social, autrement dit personnel, ouvre la voie à une nouvelle science économique, enrichie et « complexifiée » (Bachelard) par rapport à la tradition libéralo-marxiste.
Est-ce à dire qu’il faille rejeter purement et simplement l’entreprise tentée par Smith Ricardo et Marx, qui, faute de pouvoir référer, si j’ose dire, la valeur de la valeur à la valeur du travail, ont dû se contenter d’une réduction de la valeur au travail, quantifié, homogénéisé, indifférencié, c’est-à-dire précisément dévalorisé ?
Réductionnisme particulier qui, soit dit en passant, ressortit à un problème tout à fait général, celui du passage de la science du passé, analytique, mécaniciste, « positive », à la science de demain, synthétique, stochastique, prospective. Bien que par sa formation, François Jacob se réclame encore de celle-là et lui appartienne, il ne peut s’empêcher néanmoins d’entrevoir la problématique de l’avenir :
Vu la hiérarchie des objets, il s’agit toujours d’expliquer le complexe avec les termes et les concepts utilisés pour le simple. C’est le vieux problème de la réduction, de l’émergence, de tout et de ses parties, etc. ... La compréhension du simple est sûrement nécessaire à celle du complexe, mais est-elle suffisante ? . . . Pour décrire et interpréter (les) phénomènes nouveaux, il faut des concepts nouveaux... À la limite, un réductionnisme total conduit à l’absurdité [3] ... »
Le réductionnisme libéral et marxiste des valeurs est peut-être l’un des plus absurdes qui soit ; est-ce une raison pour ne dédier à cette entreprise, en reprenant une expression de J.-M. Benoît, qu’un sourire de commisération
? Nullement, ce dont il s’agirait plutôt, ce serait d’intégrer cette perspective bipolaire, binaire, univoque et unilinéaire
, dans un réseau (...) d’une infinie richesse
qui déploie l’ensemble fécond de ses multipolarités, de ses multidimensionnalités dans toutes les directions de l’espace
, généré par l’acte de valorisation. Après tout, n’est-ce pas comme activité de valorisation
que Marx lui-même définit parfois le travail (notamment dans Fondements de la critique de l’économie politique, t.I) ? Bien que David Ricardo ait essayé de prendre ses distances par rapport à Adam Smith (et à Malthus), en distinguant l’éventuelle baisse de la valeur des biens de consommation
du travailleur de la hausse réelle de la valeur de son salaire
; bien que Karl Marx, en distinguant, lui, la force du travail, du travail tout court, ait essayé, à son tour, de prendre ses distances par rapport à David Ricardo, leur apport commun, la théorie de la valeur-travail, ne saurait être supprimé d’un trait de plume. Encore faudrait-il :
— la formuler d’une manière « compréhensible » : jusqu’ici, la valeur-travail n’est (...) pas même une pensée fausse, c’est un néant de pensée, une pensée qui n’est pas pensable [4]
;
— puis, la préciser : malgré les prétentions des marxistes, elle est toujours restée vague ;
— ensuite, la purifier : en faisant du travail la « substance » de la valeur, et de la valeur la « substance » des prix, Marx sacrifie à une mauvaise métaphysique qui, au regard de la philosophie contemporaine et, davantage encore, du savoir scientifique, a perdu tout prestige ;
— ensuite encore, en limiter rigoureusement la portée même si l’on admet, ce qui n’est pas tout à fait exact, que le travail contribue à constituer la valeur, il ne peut être que l’un des composants d’un phénomène beaucoup plus complexe qui, comme dirait François Jacob, se situe à un niveau supérieur ;
— la dépasser, enfin : au-delà de la valeur-travail, de la valeur du travail et des valeurs dites économiques, il y a nécessairement d’autres valeurs qui, à partir d’un certain niveau, « mesurent » les précédentes, les jugent en quelque sorte, permettent de les sérier, de les hiérarchiser, bref, à la fois, de les fonder, de les distinguer, de les ordonner et de les sub-(ou sur-)ordonner.
Effort considérable, on n’aura pas de peine à l’imaginer ; mais qui deviendrait beaucoup plus difficile encore, non seulement à poursuivre, mais tout simplement à concevoir, s’il ne s’agissait plus seulement de la théorie déjà mentionnée, mais bien aussi de celle qui constitue le cœur même du marxisme : la théorie de la plus-value.