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Karl Marx ou la perversion du socialisme - 12. La main et l’intelligence

jeudi 11 avril 2024, par Alexandre Marc (CC by-nc-sa)

Dans une curieuse « N. du Tr. », insérée dans l’édition française des Fondements, il est du reste décrété que Marx est enclin à distinguer deux sortes de plus-value, correspondant à deux phases différentes du capitalisme : 1° celle de la manufacture (qui n’emploie pas encore de machines...), 2° celle de la grande industrie (où le capital fixe l’emporte sur la force vivante du travail). Et d’y ajouter cette précision ambiguë : Il semble que les machines aident et allègent le travail des ouvriers, alors qu’elles sont des puissances ennemies qui lui extorquent davantage de plus-value, etc. (sic) [1]. Cette formulation embarrassée et cet etc., lourd de sous-entendus, méritent d’être salués au passage.

Le bouillant auteur de Qui est aliéné ?, lui, ne s’en laisse pas accroire, il multiplie apostrophes, exclusives, mises en garde et mises en demeure ; en se référant à l’opinion précitée, fort nuancée, de Raymond Aron, il arrive difficilement à se maîtriser : ... Je me demande comment Marx pouvait admettre sa propre mort... Car enfin s’il en est ainsi tout s’écroule ! Si la machine crée de la valeur concurremment au travailleur qui la manipule, qui pourra rien savoir du taux de l’exploitation ouvrière ? Qui pourrait même parler de son existence  [2] ?

En toute franchise, cette fougue sympathique me paraît engendrer quelque confusion. Si la plus-value, au sens marxiste, ne correspond à rien, n’existe d’aucune manière, ne relève d’aucune « étance », peu importe la part respective qui revient au capital variable et au capital fixe, dans la « production » de ce non-être accompli. La question ne peut devenir signifiante que si, de quelque manière, fort probablement non marxiste, et la main-d’œuvre et les machines contribuent à la « production » de la valeur. Mais alors, pourquoi s’arrêter en chemin ? Dans une telle perspective, l’organisation, ou pour parler franglais, le management doit également entrer en ligne de compte. Bien qu’il soit fasciné par le rôle de la machine dont il fait, si l’on permet cette image, son cheval de bataille contre la conception marxiste, Maurice Clavel n’ignore point le rôle de l’intelligence et n’hésite point à reprocher véhémentement à M. Ernest Mandel (encore lui) d’attribuer aux ouvriers les inventions des savants ! Il écrit lui-même : ... Si la rationalisation (...) se traduit simplement par une organisation intelligente dont l’ouvrier n’a pas à souffrir davantage, le surplus de valeur qui en résulte vient de la création intellectuelle, non des bras du prolétaire, et ne peut donc être rangé dans la plus-value. Une fois de plus, le dénommé, le susnommé Mandel s’en mêle, malheureusement, pour brouiller les cartes, car il a l’art d’exciter au plus haut point la verve vengeresse — et parfois éructante — de son pourfendeur :

Un texte d’une clarté décisive, un formidable aveu. M. Mandel y parle d’un travail improductif, celui des savants !
Vous avez bien lu ! Le travail des savants improductif !... O admirable doctrine... ! Mandel dit même : improductif par définition !
Tout est là, n’est-ce pas ?  [3]

Si l’on fait abstraction de son lyrisme excessif, il convient de donner raison à Maurice Clavel ; mais la consommation frénétique de points d’exclamation ne contribue pas à la clarté du raisonnement. Reprenons-le, à cœur reposé : en vérité, c’est le concept même de prolétariat qui est en jeu, et c’est cela qui nous importe, beaucoup plus que l’héroïque, l’interminable combat contre l’illustre Ernest Mandel.

Depuis le début des années 30, c’est sur ce point, à bien des égards décisif, que j’ai cru devoir attirer l’attention [4].


Karl Marx ou la perversion du socialisme - 11. Des machines et des hommes   Karl Marx ou la perversion du socialisme - 13. Encore le prolétaire marxiste



[1Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Paris, Edit. Anthropos, 1967, p. 506.

[2Maurice Clavel, op. cit., p. 141.

[3Maurice Clavel, op. cit., pp. 109, 176 et 185.

[4Voir notamment les premiers numéros de la revue Esprit dont, aux côtés d’Emmanuel Mounier, j’assumais alors le « lancement ».