Piètre « aboutissement », après quoi il ne reste plus qu’à tirer l’échelle. A moins d’avoir le courage de reconnaître que tout l’appareil scientifique du marxisme n’est qu’un camouflage compliqué derrière lequel se dissimule un jugement moralisateur dont on ne peut dire qu’il soit faux, mais qui risque en tout cas de passer pour primaire. N’est-ce pas du reste ce que le grand Mao Tsê-Toung (paix à son corps embaumé) aurait laissé entendre, en disant : Le marxisme comporte de multiples principes qui, en dernière analyse, se ramènent à une seule maxime : on a raison de se révolter
!
En somme, tout au moins pour ce qui est de la plus-value, c’est aussi ce que s’efforce de faire comprendre, peut-être, le bouillant Maurice Clavel — et ce, dès le point de départ, ou presque. S’il s’en était tenu à cette « intuition », il eût pu s’épargner des centaines de pages d’affrontements implacables avec Mandel (Ernest) :
Quel est le taux de la plus-value ? ... nul n’a jamais pu répondre, sinon en faisant de la plus-value une catégorie conceptuellement, non mathématiquement formalisable. Mais de quel droit ? Et qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? ... La plus-value devient si haute, si obscure, si cachée derrière les apparences qui la démentent et nous illusionnent que rien ne pourra jamais la démontrer non plus que la réfuter
. Formule, soulignée par moi, qui constitue la définition même de ce qui est fondamentalement, intrinsèquement a-scientifique.
C’est toutefois la suite surtout qui mérite d’être entendue :
Ainsi la science, aussitôt posée, s’évapore.
Ce dont il s’agit, en fait, c’est de réduire l’exposé de la plus-value, ou de l’injustice capitaliste, au plus simple, au plus évident, au plus immédiatement accessible. Son appareil scientifique la détruit [1]
.
Depuis des décennies, je n’ai cessé, par la plume et par la parole, de soutenir ce point de vue, avant d’avoir eu le plaisir de rencontrer Maurice Clavel, avant même d’avoir entendu parler pour la première fois — en fait, déjà vers 1947 — de l’illustre Ernest Mandel. N’ai-je pas, à maintes reprises — notamment, si ma mémoire est fidèle, il y a une vingtaine d’années, — posé la question suivante : si l’on cherche à se débarrasser de ce qui encombre inutilement la théorie marxiste du prolétariat, notamment en refoulant, ou tout au moins en estompant, la notion de valeur-travail, que restera-t-il ? Que le travailleur, mais pas nécessairement manuel, vend son travail, dégradé ainsi au rang d’une marchandise ; que l’acheteur de cette marchandise s’efforce de l’acquérir dans de bonnes conditions (pour lui) ; qu’il y trouve son intérêt et qu’il « s’approprie » une part du produit ; que cette part sert partiellement à rémunérer le capital : « discours », somme toute correct, mais qui sombre dans une certaine banalité. Il s’agit dès lors de constatations naïves qui, soit dit par parenthèse, s’appliquent partiellement au capitalisme d’État aussi bien qu’au capitalisme privé, mais qui ne sont nullement liées, ni à la valeur-travail, ni au fantôme de la plus-value, ni au matérialisme historique, ni à la dialectique hégélienne remise sur ses pieds, ni à toute la mécanique, pédante, pesante, prétentieuse, de l’élaboration marxiste [2].
Eh, oui ! le roi est nu. Mieux encore (si dire se peut), le roi n’est plus. Dieu est-il mort ? La nouvelle paraît tout au moins prématurée. L’homme est-il mort ? La réponse dépendra sans doute de lui-même. Marx, lui, est bel et bien mort.
Certes, je ne perds pas de vue, pour autant, ce que dit le plus remuant des « nouveaux philosophes » : ... Marx n’est bien entendu pas mort et (...) je n’ai pour ma part, jamais rien prétendu de semblable. Pas mort pour les Chinois, les Russes, les Cambodgiens. Pas mort pour cette moitié de l’humanité qui, peu ou prou, vit sous sa loi. Pas mort non plus pour l’autre moitié où, comme en France et en Italie, il alimente les nouvelles idéologies dominantes [3].
On comprend sans peine ce que parler veut dire : Marx est bel et bien mort, mais l’acte de décès n’a pas été signé ou, plus exactement, signé à la sauvette, n’a pas été déposé au greffe de l’histoire. Il se survit donc, en quelque sorte, mais d’une survie qui constitue la plus ignominieuse des morts. Même si personne n’ose l’enterrer officiellement ; même si un culte de latrie fervent continue de lui être rendu, tant par les desperados des pays sous-développés que par les membres les plus éminents du Parti intellectuel : un André Mandouze, persévérant dans l’erreur, ne continue-t-il pas, en 1978, de parler de tentation communiste
et de marxisme vivant
? Ceux-là méritent, sans conteste, quelque compréhension ; quant à ceux-ci, ils manifestent ainsi leur incurable conformisme. En effet, il n’est penseur titré de Sorbonne depuis quinze ans qui ne soit hégéliano-freudo-marxisto-heideggériano-husserlien. Il ne manque à cette indigeste macédoine que Teilhard de Chardin, et encore pas toujours [4]
. Pas toujours, en effet, puisqu’un autre commentateur, souvent cité, va jusqu’à préconiser l’entreprise, irréalisable, de purger la lecture de Marx-Engels de tout le stalinisme cynique ou honteux, de tout le gauchisme décérébré, de tout le christianisme teilhardo-marxiste ... [5]
! Vaste programme, on en convient, mais qui incite à réitérer la question déjà posée : en admettant qu’il soit rempli, que restera-t-il ?