C’est bien d’un travailleur manuel qu’il s’agit : il y aurait lieu de s’interroger, sans conteste, sur les raisons de cette sacralisation de la manufacture. Quoi qu’il en soit, il est indéniable que le vrai marxisme est entièrement manualiste — d’où le fait qu’à l’époque et sur les territoires des révolutions techniques et scientifiques perpétuelles il apparaît de plus en plus antédiluvien
. Il y a là une sorte d’irrationnel inassimilable ou, plus encore, d’arbitraire injustifié, pour ne pas dire de non-sens et de non-être. Mais pourquoi ce non-être et ce non-sens ? Est-ce voulu, délibéré, prémédité ? Oui : il s’agit de forger à toute force un moment — moment dialectique (?, — A.M.) — où la plus-value provienne exclusivement, et pour toujours, du travail manuel... Après, on s’arrangera tant bien que mal de l’existence des machines, qui s’appelle capitalisme et industrie. C’est le moment de la valeur hors de tout prix. Le tout serait sauvable de la noyade intégrale, dût-on le tirer par les cheveux, si l’on pouvait marxistiquement affirmer que la dépense de travail reconnue comme socialement nécessaire par le marché, c’est le prix... Mais on ne peut pas, car (...) on aboutit à dire bien pauvrement que le marché fait le prix (...), alors que le marché doit obéir à la valeur (...) si l’on veut éliminer un bon coup l’offre et la demande...
Remarque incidente, mais dont l’extraordinaire importance prospective devait être révélée au travers des recherches économiques entreprises par les fédéralistes dits intégraux : curieusement Karl Marx, disciple, trop souvent docile, des libéraux, Smith, Ricardo, Mill, etc., pour ce qui est notamment de la valeur-travail, se refuse à reconnaître dans le marché l’une des rares composantes qui, dans le libéralisme, échappent en fait à l’idéologie libérale : La loi de l’offre et de la demande est indépendante de tout système [1]
. Formulation peut-être excessive, mais qu’il importe grandement de prendre en considération, car pour nous, marché et plan constituent deux dimensions d’une même réalité.
Pour le moment, il convient de laisser de côté le problème du marché. Ota Sik a payé cher, soit dit en passant, son intérêt pour ce thème, bien que, jusqu’ici, ses émules hongrois se soient tirés d’affaire à meilleur compte. Revenons plutôt à l’étrange mixte entre fait et notion que concocte la conception marxiste du prolétariat. Comme j’ai commencé de l’entrevoir, dès les années 30, comme je l’ai souvent exposé depuis, comme je l’ai déjà rappelé ci-dessus, Karl Marx ne s’est pas contenté de décrire ou d’analyser un cas révélé par Engels ; il a voulu l’insérer, l’intégrer dans un ensemble, notionnel et conceptuel, pré-établi, voire préfabriqué. Il importe de ne point perdre de vue que cet ensemble, de caractère philosophique, était potentiellement antérieur, dans le cerveau du jeune Marx, à sa première rencontre avec l’économie politique. On n’insistera jamais assez sur ce point qui révèle la nature ambiguë, dès l’origine, du marxisme, et que les marxistes, le plus souvent, préfèrent ignorer.