Tous les mots ont été galvaudés, profanés, trahis : le vocable de socialisme n’a pas échappé à cette redoutable usure [1]. Alors qu’il désignait un grand, un noble, un indéracinable espoir de libération, de dignité, de justice, telle a été sa dégénérescence qu’il prête flanc, aujourd’hui, aux furieuses diatribes des nouveaux hérétiques et schismatiques surgis en France, parmi lesquels Bernard-Henri Lévy :
Le socialisme est à bien des égards un semblant et une imposture ; il ment quand il promet ; il se trompe quand il déchiffre ; il n’est pas, il ne peut pas être l’alternative qu’il dit.
... Il ne fait que dire et incarner, avec le plus grand sérieux, le rêve du capital... Là où (celui-ci) hésite et recule devant l’horreur de l’innommable, (le socialisme) dépeint allègrement celui-ci et en fait les couleurs de sa palette et même de son avenir.
La formulation est sévère, mais tout compte fait pertinente, à condition, bien entendu, de ne point perdre de vue que le « socialisme » dont parle B.-H. Lévy est celui de Marx-Engels-Lénine-Staline-Brejnev. Du reste, nous n’avons cessé de dire la même chose sur tous les tons, depuis bientôt un demi-siècle. Aujourd’hui, c’est un commentateur de B.-H. Lévy qui nous propose, à ce sujet, une excellente formule lapidaire :
Le socialisme (étatique !, — A.M.) n’est pas l’alternative du capitalisme, mais sa forme moins réussie, voire tout simplement concentrationnaire [2].
C’est la raison même pour laquelle il faudrait interdire de se réclamer du « socialisme » sans préciser de quoi il retourne. Parmi beaucoup d’autres, mais plus que beaucoup d’autres, l’ambiguïté terminologique dont ce terme s’est chargé s’est révélée intrinsèquement néfaste. Les confusions conceptuelles de ce type et de cette importance finissent presque toujours, je n’hésite pas à le répéter, par engendrer des difficultés, par imposer de douloureuses épreuves, voire par susciter des catastrophes — comme celle dont notre planète est aujourd’hui menacée. C’est pourquoi la peur du mot vague est le commencement de la sagesse — et donc la condition du salut :
Il ne sert à rien de le répéter comme une incantation, de dire
socialisme... socialisme...
, sans préciser ce que l’on met derrière :
L’idée que le socialisme vient fatalement après le capitalisme est absurde. La société sans classes n’existe pas. Une classe dirigée ne devient pas forcément une classe dirigeante. Où le socialisme existe-t-il réellement ? En U.R.S.S. ? En Chine ? En Irak ? A Cuba ? En Suède ? Ces questions dérangent. Je sais qu’il ne faut pas les poser. Malgré tout, je les pose ! L’absence de précision, d’analyses justes, entraîne des catastrophes. Nous l’avons vu en Amérique latine, où, faute d’avoir la liberté d’esprit nécessaire, la gauche ne savait pas comprendre de nouvelles situations. Elle le paie lourdement, cruellement. Si elle ne réagit pas mieux en France, elle ira aussi au chaos [3].
Prise de conscience courageuse, bien que très insuffisante encore. Nous autres, fédéralistes révolutionnaires, lorsque nous critiquons le soi-disant socialisme, nous ne nous contentons point de critiques — même beaucoup plus étendues, plus approfondies et plus radicales que celles formulées par les membres déçus du Parti intellectuel. À cette hideuse caricature, nous opposons le socialisme libertaire ; ce faisant, nous opérons un véritable changement de plan : effort de dépassement qui, seul, permet d’apercevoir que, vus de l’altitude ainsi conquise, le capitalisme monopolistique d’État, dit abusivement « privé », et l’État-patron, monopoliseur des capitaux (et des hommes), dit, abusivement aussi, « socialiste », apparaissent, sinon complètement confondus, tout au moins étroitement solidaires, ou bien encore appelés à se succéder, légitimement et logiquement — mais non « dialectiquement », — l’un à l’autre. L’État totalitaire n’est que l’aboutissement, l’achèvement, le suprême couronnement de l’État-nation. Tant que n’aura pas été connu et reconnu cet enchaînement fatal, les affrontements entre les « communistes » et les « socialistes » — comme ceux du reste entre la « gauche » et la « droite », ou bien entre « libéraux » (même avancés) et « collectivistes » (même modérés) — tous ces affrontements politiciens qui, hélas ! amusent encore la galerie, se révèleront comme des manifestations orchestrées par un metteur en scène habile : par un même grand et unique parti, qui est le parti de ceux qui sont de l’autre côté du guichet, du bon côté selon eux...
.
Même s’ils se prétendent socialistes, ils appartiennent au même grand et seul parti de la bureaucratie..., mêmes hommes au fond, ... compagnons et compères, les hommes du même monde, du même système
.
À la faveur de la défaite, aux élections françaises, de l’« union de la gauche », le grand penseur du marxisme desséché, Louis Althusser, a découvert, subitement, que son parti, le P.C.F., comporte, au moins potentiellement, toutes les structures d’un pouvoir étatique. Fallait-il tant d’années de servile fidélité, de silences prudents, de mensonges sinon acceptés tout au moins subis, pour aboutir à la découverte de cette aveuglante évidence, de cette identification ontique ? Du reste, Althusser situe mal, en l’occurrence, sa coupure épistémologique. En tant que parti unique, virtuellement ou en fait, le parti communiste pousse à son maximum les potentialités de la formule partisane, mieux camouflées dans un régime de partisanerie multitudinaire. Mais si l’on va au fond des choses, tout parti n’est-il pas, en germe, un parti unique ?
Qu’il s’agisse de la diachronie ou de synchronie, les partis de l’État n’apparaissent-ils pas comme intimement, intrinsèquement liés ? Et si oui, comme je le soutiens depuis le début des années trente, le parti unique n’est-il pas à la fois l’essence et, pour ainsi dire, la perfection du Système statopartisan, perfection, essence et couronnement que résume, non moins parfaitement, le vocable de totalitarisme ?
En principe donc, partis prétendument multiples ou parti unique, qu’importe : comme Péguy et, déjà, Proudhon l’entrevoyaient, les uns et les autres sont devenus la matrice du pouvoir bureaucratique
, le lien privilégié où s’élabore le pouvoir de la fonction, le centre nerveux de la nouvelle classe dirigeante, le réservoir où elle puise des forces, le moyen essentiel de la domination sur les masses [4], sur le peuple, sur les hommes.
Ce n’est tout de même point ce système-là, dominateur, bureaucratique, partisan, qu’il s’agit de préserver — ni de réformer, ni même, si dire se peut, de « révolutionner » — si l’on veut vraiment instaurer le socialisme. Il ne suffira même pas, dès lors que l’on prétend assumer la responsabilité d’une telle instauration, de prendre le pouvoir de ce « même monde » afin (soi-disant) de le transformer. Il faut au contraire le briser, ce pouvoir, pour sortir du système : car le socialisme, tel qu’il paraissait s’offrir, à l’origine, aux ultimes espoirs des humiliés et des opprimés, tel que nous le concevons encore aujourd’hui, est précisément anti-Système — ou il n’est rien.
La conclusion de ce paragraphe, je l’emprunterai volontiers à Cornelius Castoriadis. On voudra bien excuser une longue citation, mais pourquoi se priver d’un texte qui confirme, point par point, tout ce qui précède : L’expression
socialisme d’État
... équivaut aux expressions cercle carré, solide à une seule dimension, etc. Elle n’a qu’une fonction idéologique : faire oublier que le régime russe et les autres similaires n’ont rien à voir avec le socialisme... Le socialisme a toujours signifié la suppression de l’exploitation et de l’oppression, l’élimination de la domination de tout groupe social particulier, la destruction des institutions (économiques, politiques, culturelles) qui instrumentent ces rapports de domination. Or, toutes les institutions de la Russie — comme de la Chine — depuis les machines et l’organisation du travail dans les usines jusqu’aux journaux et la littérature officielle, en passant par l’armée, l’État, etc., sont faites pour véhiculer, consolider, reproduire la domination d’une couche particulière, la bureaucratie et son parti, sur la société [5].
Russie, Pologne, Tchécoslovaquie, Albanie, Chine, Cambodge... Contrairement à ce que l’on dit communément, ces pays (et quelques autres) ne sont pas du tout des modèles imparfaits, insuffisants, médiocres, partiellement manqués, voire carrément ratés du socialisme. Non : pour reprendre un mot percutant de Jean Ellenstein qui n’était peut-être point digne de le prononcer, ce sont autant d’antimodèles parfaitement réussis. Mais, soi-dit en passant, lorsque ce militant de vieille date qui ose se proclamer encore « communiste » et marxiste, ajoute négligemment : le socialisme n’existe nulle part, il est permis de se demander par quel antimiracle ces quelques syllabes ont pu se former sans l’étouffer, sans le réduire au silence, sans le foudroyer.
Pour en revenir à Castoriadis qui, lui, se situerait plutôt parmi les rescapés de l’église marxiste, il se garde bien pourtant, que je sache, de se référer au fédéralisme révolutionnaire. Et pourtant, celui-ci seul sauve le socialisme de la partitocratie et de la bureauphrénie (Bruno de Finetti).
Les plus iconoclastes parmi les anciens « fidèles » manqueront-ils de courage pour le reconnaître ?