En commentant les commentaires de ceux qui forment, en France, la « nouvelle secte » marxiste, Raymond Aron qui, comme d’habitude, excelle dans l’art de l’analyse et de la critique, observe judicieusement : Le concept de plus-value semble destiné à rendre aux rapports de propriété l’importance décisive qu’une analyse naïve ne parvient pas à dévoiler.
Et d’ajouter, sur le mode ironique : Il n’y a de science que du caché, va répétant la gent philosophique parisienne qui n’a jamais pratiqué aucune science. La plus-value devient la réalité cachée que la science va sortir de l’ombre pour dissiper l’illusion...
Avec cette précision importante : Chacun sait que ce concept (celui de plus-value), dans Le Capital, n’arrive qu’en troisième lieu, après la théorie de la valeur-travail et la théorie du salaire.
D’où une série d’hypothèses — ou, moins noblement, de suppositions surprenantes — qu’il suffit d’énumérer, même en les simplifiant à l’extrême, pour entrevoir le caractère inévitablement fragile de l’ultime conclusion :
Admettons que la valeur d’une marchandise soit, en gros (?, — AM.), proportionnelle à la quantité de travail social moyen incorporé (?, — A.M.) en elle : admettons ensuite que la force de travail de l’ouvrier, marchandise comme une autre, soit, elle aussi, payée à sa valeur, c’est-à-dire (?, — A.M :) à la valeur des marchandises nécessaires à la vie de l’ouvrier et de sa famille ; admettons enfin que l’ouvrier produise, par son travail, des marchandises pour une valeur supérieure à celle que représente son salaire (ici, pas de point d’interrogation, — A.M.) : nous appellerons plus-value la différence entre la valeur produite par le travail de l’ouvrier et la valeur du salaire, nous appellerons sur-travail les heures de travail durant lesquelles, l’ouvrier ayant déjà produit l’équivalent de la valeur de son salaire, travaille pour le propriétaire des moyens de production [1].
Le moins qu’on puisse dire est que cette cascade de suppositions laisse apparaitre les difficultés, pour ne pas dire les contradictions ou les impossibilités, de la tâche entreprise par l’auteur du Capital. Et il ne suffira point de designer le travail par t et la valeur par v pour rendre plausible le passage de la mise en formules, et de celles-ci, à la mise en équations. Cornelius Castoriadis qui connaît bien Marx n’a donc pas tort de trancher brutalement sur ce point central du marxisme : Tel est (concernant la plus-value, — A.M.) le raisonnement de Marx : raisonnement radicalement faux...
Et de poser, non moins brutalement, la question décisive : Comment construire un système de
— ou, plus exactement, inconsistante [2] ? En réalité, le caractère a-scientifique de la conception marxiste — plus manifeste dans la perspective économique que dans celle de la sociologie et de la psycho-sociologie — la rend proprement inutilisable, parce que non opérationnelle. Faut-il être surpris, dès lors, de constater qu’elle ne paraît point avoir été appliquée, sinon d’une manière verbale, dans les pays qui se réclament du marxisme, ce qui constitue l’un des grands paradoxes de notre temps : lois
économiques, si la variable centrale du système est indéterminéeaucun socialisme existant n’a eu seulement l’idée de le faire... [3]
Du reste, cette conception de type « métaphysique », dans l’acception péjorative du terme, prête à tant d’interprétations que la controverse, qui dure depuis la publication par Engels des tomes II et III du Capital, peut se poursuivre indéfiniment, bien qu’elle ait cessé d’intéresser la plupart des économistes occidentaux et qu’elle semble intéresser de moins en moins les économistes d’Europe orientale [4]
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