Le mot « historien » a pour origine le mot « témoin ». Or, il est rare que le témoin puisse revivre sa propre expérience afin de l’associer à ses analyses et réflexions. Les historiens professionnels, eux, élaborent leurs études loin de l’immédiateté des faits, par conséquent la « voix » des événements leur échappe.
L’histoire de Voline et de son œuvre La Révolution inconnue est, en ce sens, exceptionnelle. Sa participation au « Dimanche rouge » et à la création du premier soviet en a fait le protagoniste direct du processus révolutionnaire russe dès 1905 et ce jusqu’en 1921, date à laquelle il fut expulsé de Russie pour toujours. Ainsi son livre réunit tout à la fois expériences et analyses, documents et anecdotes personnelles, ébauches biographiques, récits d’événements politiques, portraits psychologiques et débats idéologiques. Il s’agit donc d’une œuvre vaste et complexe.
Le témoignage de Voline ne se veut pas autobiographique. En effet, nous avons pu nous rendre compte, grâce à divers renseignements recueillis par d’autres sources, que l’auteur avait omis de raconter une foule de choses intéressantes sur lui-même. Le témoignage personnel vient alors illustrer le récit d’une histoire collective et devient une preuve de crédibilité. L’historien, celui qui a vécu les événements et les a ensuite racontés, si l’on s’en tient à l’étymologie grecque, n’a qu’un seul but : décrire les faits du point de vue de celui qui les connaît pour les avoir vécus et y avoir été directement plongé. Le subjectivisme reste nuancé par l’analyse et les documents.
Voline laisse parler les véritables protagonistes : les ouvriers et les paysans russes, ceux qui furent bâillonnés et soumis à un nouveau despotisme. L’histoire officielle, comme on l’a souvent dit, est l’histoire des vainqueurs. Exilé et marginalisé, Voline va à l’encontre des captieuses chroniques du pouvoir en offrant l’histoire de la révolution qui aurait pu avoir été et ne fut pas, celle qui fut tronquée et mise en déroute, l’histoire de la « révolution inconnue ».
Une théorie du changement social
Le postulat de l’auto-émancipation populaire constituait, depuis l’époque de la Première Internationale, le noyau de la stratégie politique libertaire. Cette conception de l’action directe et autonome du peuple engagé dans le processus révolutionnaire était, à la fois, la base et la condition sine qua none de la conduite antiautoritaire. Jusqu’à la révolution de février 1917, l’éphémère expérience de la Commune de Paris mise à part, cette conception n’avait pu s’exprimer sous la forme d’une stratégie consciente et active. Tout l’effort de Voline consistera à montrer, d’une part, comment s’est déroulé le processus révolutionnaire de destruction de la société tsariste et, d’autre part, comment les bolcheviks reconstruisaient à chaque instant un ordre étatique, hiérarchique, sectaire et répressif, dans un contexte révolutionnaire dont l’organisation, elle, était horizontale, participative et libre.
Selon l’interprétation du libertaire allemand Gustav Landauer, la révolution est le temps de l’utopie entre deux « topies » [1]. L’épisode révolutionnaire libertaire se trouve situé entre l’Ancien Régime tsariste et le nouvel ordre totalitaire soviétique. La révolution, quelle qu’elle soit, est toujours l’œuvre du peuple, non d’un parti, d’une avant-garde illuminée [2].
La philosophe Hannah Arendt, dans son étude sur le phénomène de la révolution, précise que seul le
[3] Dans l’histoire de la Révolution russe, on trouve évidemment ces caractéristiques qui déterminent et définissent le fait révolutionnaire, mais il est rare que des textes, si ce n’est dans l’œuvre de Voline, montrent précisément ce « pathos ». Comme Kropotkine l’avait fait naguère en étudiant la Révolution française, puis Daniel Guérin sur la Grande Révolution, et José Peirats sur la Révolution espagnole, Voline révèle et met en avant le facteur populaire, ce courant social qui émerge lors de l’épisode révolutionnaire et trouve son prolongement dans la création d’autres modes de relation, de gestion et de coexistence sociale.pathos
de la nouveauté, associée à l’idée de liberté, nous autorise à parler de révolution.
Ces différentes structures seront marquées et orientées par la notion de liberté et la fidélité à cette notion permet d’établir le critère révolutionnaire. Nous nous trouvons en présence d’un fait révolutionnaire digne de ce nom lorsque le peuple fait irruption dans l’histoire pour se réaliser en prenant en main sa propre destinée. L’institutionnalisation d’un nouveau pouvoir étatique, se substituant aux organisations sociales fidèles à cet instant de l’utopie révolutionnaire, a fini par tuer la révolution. Voilà la leçon qu’expose brillamment Voline, la conception libertaire du changement social.
Sous cet angle, La Révolution inconnue montre les moments où le peuple a directement assumé les tâches d’organisation de la société. Dans ce but, l’auteur nous décrit avec force détails les efforts des paysans et ouvriers pour organiser eux-mêmes des coopératives, des syndicats, des communes, des soviets. Voilà les voies dans lesquelles se projetait la société libertaire. Face à cela, Voline montre avec précision les initiatives des bolcheviks pour soumettre et enchaîner ces organisations populaires aux institutions du nouvel État qui finira par les détruire. La vraie révolution fut tronquée et Voline remet en cause la destruction inachevée
du régime tsariste et des valeurs et atavismes dominants. Avec le temps, on se rendit compte que le pire fut la survie de l’« idée politique ». Après la révolution, le peuple fit de nouveau confiance à un parti, à quelques dirigeants, et il accepta l’existence de nouveaux maîtres. Cependant, lorsque la trahison des valeurs perpétrée par les nouveaux tsars fut évidente, il n’était plus possible de changer le cours des événements. La politique absolutiste et répressive mettra un terme à la révolution. Les leçons de la Révolution russe deviennent alors évidentes : Pour que le peuple soit en mesure de passer du travail d’esclave au travail libre, il doit dès le début de la révolution la mener lui-même en toute liberté et indépendance, écrit Voline. Seulement ainsi, il pourra prendre en main, concrètement et immédiatement, la tâche que lui imposera alors l’histoire : l’édification d’une société basée sur le travail émancipé.
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La révolution et les mouvements sociaux
Voline qualifie de « capitalisme d’État » le régime issu de la révolution. De fait, lorsqu’il écrit La Révolution inconnue, à la fin des années 30 et au début début des années 40, le terme « totalitarisme » n’avait pas encore fait son chemin. Par la suite, on verra progressivement que le totalitarisme avait deux visages : le « nazi-fasciste » et le communiste. Voline avait déjà signalé cette identité fondamentale entre les deux régimes dans sa brochure Le Fascisme rouge (1934) [5].
Le régime bolchevique pouvait être assimilé au capitalisme car le système d’exploitation passait du dirigeant d’entreprise particulier à l’État qui avait fini par se convertir en un patron unique : un capitalisme d’État plus abominable encore que le capitalisme privé
[6]. Il ne s’agit pas d’un État-ouvrier, mais d’un État-patron. Voline fait ainsi allusion aux nouveaux privilégiés du régime, c’est-à-dire les membres et fonctionnaires du parti, les bureaucrates, ceux que plus tard Milovan Djilas appellera sans ambages la nouvelle classe dirigeante et qui plus tard sera connu sous le nom de nomenklatura.
Pour que le processus de création d’un nouvel État puisse prendre forme, il était nécessaire d’éviter que la révolution suive son cours insurrectionnel et autonome, il fallut donc mettre un terme aux organisations populaires révolutionnaires. De multiples et diverses résistances surgirent contre le nouveau pouvoir. Voline décrit et analyse les deux plus importants mouvements : la rébellion de Kronstadt et la Makhnovtchina.
Le traitement infligé par les bolcheviks à leurs opposants fut le même partout : la répression arbitraire et brutale, qu’il s’agisse d’officiers blancs, de fonctionnaires tsaristes, de paysans insurgés ou de marins révolutionnaires. Les mouvements sociaux révolutionnaires s’opposant au pouvoir bolchevique furent anéantis sans concession et leur souvenir passé sous silence. Les voix des anarchistes qui dénoncèrent les faits (E. Goldman, A. Berkman, R. Rocker, les anarchistes russes...) sortirent à peine du mouvement anarchiste international. Ainsi, trente ans après la révolution, lorsqu’on publia l’œuvre de Voline en 1947, soit deux ans après sa mort, les faits relatés étaient encore inconnus. Inconnus et faussement interprétés. En effet, chacun tentera de sauver ses propres meubles du naufrage révolutionnaire. Trotski, lui qui avait participé avec Lénine à toutes les mesures dictatoriales qui aboutirent à l’anéantissement des valeurs révolutionnaires et à l’instauration de la politique de terreur systématique, protestera énergiquement contre Staline lorsque celui-ci le mettra en marge du pouvoir et l’obligera à s’exiler. Dès lors, des marxistes non orthodoxes imputeront au camarade Staline tous les maux de l’URSS. Voline, là aussi, se montre clairvoyant et catégorique. Staline ne fit que poser le pied sur les traces laissées par Lénine et Trotski : Le stalinisme fut la conséquence naturelle de l’échec de la vraie révolution, et non le contraire ; et cet échec fut la fin naturelle de la fausse route sur laquelle le bolchevisme l’avait engagée.
Autrement dit, la dégénérescence de la révolution fourvoyée et perdue a mis Staline au pouvoir. Ce ne fut pas Staline qui fit dégénérer la révolution.
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La Révolution espagnole : un épilogue
Voline eut l’occasion d’assister à un autre processus révolutionnaire vingt ans après la Révolution russe. Lorsque les militaires fascistes se soulevèrent contre la Seconde République espagnole et que s’engageaient la révolution et la guerre, on put mettre en pratique les conceptions libertaires. Contrairement à la Russie, le mouvement anarchiste espagnol était majoritaire du fait de ses quelque quatre-vingts ans de propagande et de lutte ininterrompues. Voline fut désigné directeur du journal l’Espagne antifasciste, organe d’expression de la CNT-FAI dans les milieux internationaux.
Au début, Voline conseillait aux compagnons espagnols de ne pas recommencer les erreurs des révolutionnaires russes et d’annihiler l’idée politique. En Russie, l’État, qui n’avait pu être complètement détruit, avait brisé la révolution. Par contre, en Espagne, il avait été anéanti dès le début par la force des masses libertaires ; alors, expliquait Voline, on ne devait pas le laisser renaître et permettre qu’il arrive la même chose qu’en Russie.
En feuilletant les pages de l’Espagne antifasciste, nous ne pouvons qu’imaginer la difficile tâche de Voline qui consistait à conseiller les anarchistes espagnols de ne faire aucune concession à l’État. Mais, Voline devait constater jour après jour que ses observations n’étaient pas écoutées ou ne leur parvenaient pas. Il devait aussi se rendre compte qu’une fois de plus la révolution ne détruisait pas complètement l’ordre étatique et que, celui-ci, une fois reconstruit, allait fatalement finir par anéantir la révolution. La théorie du changement social anarchiste, clairement constatée et élaborée par Voline lors du processus révolutionnaire russe, trouva sa confirmation dans la Révolution espagnole. Ce fut là un épilogue à la « révolution inconnue ».