— « Itinéraire » : Comment ton père a-t-il vécu la Révolution russe ?
— Léo Voline : Il s’est donné totalement, à fond, comme toujours, tout au long de sa vie, que ce soit dans le domaine familial ou vis-à-vis de toute personne en difficulté. Il ne s’autorisait aucune excuse, aucune faiblesse, même si sa vie en dépendait. Condamné à mort par les bolcheviks, il a refusé de renier ses idées au prix de sa grâce, s’il se ralliait à eux. Il n’a jamais voulu jouer au leader et rester à Moscou avec les anarchistes en chambre
. Heureusement, disait-il, ce ne sont pas eux qui feront la révolution.
Et c’est ainsi qu’il est parti rejoindre le mouvement insurrectionnel makhnoviste en Ukraine, dès qu’il en a eu connaissance. Mon père s’est toujours tenu en retrait, proclamant face aux masses : Moi, je ne suis rien, c’est à vous d’agir, de décide ; de vous organiser. C’est vous qui connaissez le mieux vos problèmes. Je peux simplement vous conseiller.
Son respect pour tout individu était total. Pour lui, tout le monde était bien et, dans le cas contraire, la société en était responsable. A mon avis, même s’il y a une part de vrai, il était bien souvent trop indulgent. Il n’imposait jamais son point de vue à quiconque. Un jour, je devais avoir environ 14 ans, je lui ai demandé : Quelles sont tes idées ?
Il m’a répondu : Ne t’occupe pas de mes opinions, cherche ta vérité toi-même.
(...) Je n’ai connu mon père que vers l’âge de 5 ans, lorsque emprisonné dans la prison Boutirki de Moscou et condamné à mort, il fut libéré sous condition de quitter le pays grâce à l’action déclenchée par une délégation de syndicalistes révolutionnaires européens, avec à leur tête le Français Gaston Leval qui fit un véritable scandale... Je ne peux donc me souvenir de rien, en ce qui concerne mon père, avant cet âge. Il ne me reste en mémoire que ce qui concerne notre vie de tous les jours, avec en toile de fond un village : Bobrow, au nord de l’Ukraine, et... les larmes de ma mère, seule avec trois enfants, sans nouvelle de mon père : était-il mort ou vivant... Et la faim... La nourriture constituait le problème majeur, on ne parlait que de cela. Je me souviens d’une vieille paysanne qui vivait avec nous et qui aidait ma mère. Un jour, notre chat qui ne mangeait que des souris — il y en avait beaucoup — surgit avec un gros morceau de viande dans la gueule, chapardé on ne sait où. La « babouchka » a bien mangé ce jour-là.
— I : Comment ton père, issu d’une famille bourgeoise, a-t-il été amené à devenir un révolutionnaire ?
— L. V. : Il m’a raconté comment, vers l’âge de 14 ans, scandalisé en général par le sort des gens du peuple et en particulier par celui de leur propre bonne, Anita, une fille de 16 ans, toujours première levée et dernière couchée, n’ayant droit qu’à deux ou trois heures de sortie le dimanche, il demanda à sa mère comment elle pourrait construire sa vie, rencontrer un garçon... Sa mère lui répondit : Ne t’occupe pas de cela ou tu finiras en Sibérie !
C’est exactement ce qui s’est produit neuf ans plus tard, lors de la Révolution de 1905. Il fut déporté à vie, à 23 ans.
— I : Comment avez-vous vécu l’exil ?
— L. V. : Nous avons quitté la Russie, marqués par les privations, amaigris, avec pour toute fortune deux valises. Il faut avoir connu cela pour savoir ce qu’est la famine, avoir vu les cadavres dans les rues, morts de faim... La misère nous a accompagnés en Allemagne. Nous étions cinq enfants, les deux aînés étant de la première femme de mon père. Nous nous sommes installés dans deux pièces louées aux environs de Berlin. On voyait très peu mon père car il travaillait dans la capitale comme comptable, me semble-t-il. Pour compléter ses revenus, il donnait des leçons de langues (russe, français et allemand). C’était une période difficile, mais nous étions heureux. Mon père paraissait vivre son rêve de société meilleure, toujours de bonne humeur, optimiste... L’harmonie régnait dans la famille, jamais une dispute... Puis, au bout de trois ans, nous avons emménagé à Berlin. Mon père faisait des démarches afin de quitter l’Allemagne pour la France. On commençait à voir défiler les Jeunesses hitlériennes, des meetings, des bagarres. Mon père partait souvent pour donner des conférences. Ma mère tremblait pour lui, ne vivait plus. Nous n’allions plus à l’école, prêts au départ. Nous étions toute la journée dehors vu que pour toute la famille — sauf les deux frères aînés qui vivaient chez des amis — nous n’avions qu’une mansarde sous les toits pour la nuit. Avec ma sœur Natacha, nous passions une grande partie de notre temps sur les courts de tennis qui jouxtaient notre immeuble. De riches Berlinois y venaient et nous courions toute la journée pour ramasser leurs balles, ce qui nous faisait faire du sport et nous permettait de ramener un peu d’argent à la maison. Notre père tenait nos comptes. Plus tard, en France, en 1929, cela m’a payé mon premier vélo. C’est en 1925 que avons enfin obtenu l’autorisation de venir en France, d’où mon père avait été expulsé...
— I : En 1916, je crois...
— L. V. : Oui, apprenant qu’il devait être arrêté et interné, suite à une dénonciation, pour avoir rédigé un tract contre la guerre, il s’est enfuit, a rejoint Bordeaux et s’est embarqué comme soutier sur le La Fayette sous le nom de François-Joseph Rouby. Au cours du voyage, épuisé, les mains en sang, il pensa se rendre au capitaine mais, aidé par les autres soutiers, il tint jusqu’à l’arrivée aux États-Unis et y resta jusqu’au déclenchement de la Révolution russe. Il a fait savoir à ma mère, toujours à Paris, qu’il regagnait la Russie en passant par le Japon et la Chine, et il lui demandait de le rejoindre. C’est ainsi que nous embarquâmes à Brest sur le Dvinsk, paquebot russe faisant partie d’un convoi, le 5 août 1917. Le convoi fit un large détour, descendant d’abord dans la direction de l’équateur, puis dans une large boucle s’orienta vers le nord, pour finir par passer au nord de l’Angleterre, car les mers et l’océan étaient infestés de sous-marins allemands. Un paquebot fut même coulé en cours de route et nous arrivâmes à Arkhangelsk le 20 août 1917.
— I : Et, en France, comment cela s’est-il passé ?
— L. V. : Lors de notre retour en France en 1925, nous avons d’abord été hébergés par de vieux amis de mon père, les Fuchs, rue Lamarck à Paris, le temps de trouver un logement. Mon père n’a jamais voulu loger dans les grandes villes, pour la santé des enfants
. Grâce à Henri Sellier, sénateur-maire de Suresnes, nous avons obtenu un logement dans la Cité-jardin de Gennevilliers qui venait d’être bâtie. Nos conditions de vie restaient très difficiles. Je me souviens qu’un jour mon père se mit à rire : Il nous manque cinq centimes pour acheter un pain !
Mais il tenait à ce que nous fassions des études malgré tout, d’autant plus que certains camarades lui avaient reproché, vu sa vie de militant, d’avoir eu des enfants. Les deux aînés, n’aimant pas l’école — il est vrai qu’arrivés à 13 et 15 ans dans un pays dont ils ne connaissaient pas la langue —, préférèrent apprendre un métier dans une école de mécanique. Natacha choisit la danse : son professeur fut la célèbre étoile des ballets russes, devenue princesse Ksichinskaya, maîtresse du tsar Nicolas II. Mon père l’a rencontrée et, après une longue conversation, l’a jugée très bien, mais lui a dit : Cela n’a rien à voir avec mes idées, ma fille veut faire de la danse...
Moi, j’étais très bricoleur et démontais tout, même la machine à coudre de ma mère, pour voir comment cela marchait. On m’orienta donc vers le technique où je réussis très bien. Mon père travaillait comme comptable ; il y ajouta un travail complémentaire de maroquinerie à domicile. C’est souvent, avec ma mère, qu’ils ne dormaient pas de la nuit afin d’achever une commande. Aussi, ayant rapidement appris, je les aidais souvent le soir, jusqu’au jour où j’ai décidé d’arrêter mes études pour travailler. J’ai fait plusieurs entreprises, comme radiotechnicien, avant le déclenchement de la guerre d’Espagne.
— I : Tu y as participé, comment cela s’est-il passé ?
— L. V. : Pour moi le problème était simple : du moment que je militais pour une société de forme libertaire, il était logique de rejoindre ceux qui luttaient pour une telle société. Des responsables espagnols venaient à la maison, j’assistais aux rencontres avec mon père. Il s’agissait souvent d’achats d’armes, mais auparavant il fallait trouver de l’argent en vendant des titres et autres valeurs récupérés dans des banques espagnoles. Il m’est arrivé de rouler dans Paris, accompagnant les porteurs de valeurs, un pistolet dans ma poche. Ça faisait très « cinéma ». En novembre 1936, voyant que cette guerre n’était pas qu’un feu de paille, je décidais de partir. Mon père m’a dit : Réfléchis bien car c’est toute ta vie qui en sera bouleversée.
Le temps de tout régler et je suis parti le 14 janvier 1937. Je venais d’avoir 20 ans. En fait, c’est presque tout le petit groupe libertaire du 15e arrondissement de Paris qui est parti : cinq garçons et une fille. C’est la CGT-SR qui a organisé le départ. Un prétendu contrôle d’identité a eu lieu à la frontière, mais les policiers français avaient reçu des ordres pour laisser filer tous ces indésirables.
Je ne croyais pas du tout au succès des forces républicaines. Je songeais sans cesse qu’aucun parti politique, aucun gouvernement, d’aucun pays, ne peut admettre la victoire d’une force à dominante libertaire. J’ai observé plus tard combien j’avais vu juste... Tous ont trahi : depuis le gouvernement républicain qui ne donnait pas les armes au peuple, en passant par les communistes qui faisaient encercler nos unités par les fascistes, en ouvrant la ligne de front. De mon unité de plus de 4 000 hommes, il en est resté 532 pour sortir de l’encerclement le 6 février 1938, après 24 heures de bataille. On n’a pas suffisamment parlé des Américains qui ravitaillaient Franco, pendant que l’Angleterre et la France, d’accord avec la Russie, prêchaient la non-intervention. (...)
A notre arrivée à Barcelone, à peine descendu du train, notre petit groupe s’est vu entouré par une bande de communistes : ils nous recevaient à bras ouverts pour nous embrigader dans leurs unités. Heureusement un groupe des Jeunesses libertaires —très puissantes en Catalogne — nous attendait aussi et les a fait déguerpir. J’avais l’idée, vu ma formation de radionavigant, de m’engager dans l’aviation républicaine. Après quelques démarches, on m’a envoyé à Valence pour y être incorporé. M’étant présenté dans le bureau qui en dépendait, je fus reçu par un employé assis derrière son comptoir. Au même moment, trois officiers supérieurs qui venaient d’arriver m’entendirent et, souriants, me mirent la main sur l’épaule en me disant en français : C’est très bien, on t’emmène de suite !
Je réagis très vite : Mais vous m’emmenez où ?
Réponse : Dans les Brigades internationales !...
J’ai reculé vers la porte, en disant : Avec les communistes, jamais !
M’étant renseigné, j’appris qu’une colonne anarchiste allait rapidement monter au front pour relever la Columna de Hierro (Colonne de Fer), plus ou moins décimée après six mois de front. Je me suis donc présenté devant un responsable pour m’engager dans une colonne de la CNT, la Columna confederal, sous le nom de Léo Voline. Il était heureusement surpris que je fus un des fils... « de mon père ». C’est ainsi que, fin février 1937, avec des centaines de jeunes gens entassés dans des camions, par des routes impossibles, en chantant des hymnes anarchistes et des chants révolutionnaires, je fonçai vers le front de Teruel.
— I : Et ton père, par rapport à la guerre d’Espagne ?
— L. V. : Mon père s’était entièrement engagé dans l’action aux côtés du mouvement espagnol. Il était en contact permanent avec des responsables, principalement du fait qu’il s’occupait de la rédaction du journal l’Espagne antifasciste, édité à Paris. Il recevait donc tous les jours des informations sur les événements en cours. Et c’est ainsi qu’arriva, le 21 novembre 1936, un télégramme ainsi rédigé : Durruti assassiné sur le front de Madrid par les communistes.
Une heure plus tard, un deuxième télégramme est arrivé (au moment où mon père partait pour l’imprimerie), disant : Annuler le premier télégramme, pour sauvegarder l’unité d’action.
C’était le mot d’ordre absolu de l’époque. J’ai rencontré plus tard en prison, à Cerbère, venant d’Espagne et arrêté à la frontière, un garçon, un Corse, qui rentrait comme moi, écœuré des communistes, qui m’a avoué avoir fait partie du commando ayant abattu Durruti. Il était très ému et m’a crié : Mais je te jure, Léo, que je n’ai pas tiré !
Il s’appelait André Paris.
— I : Beaucoup de monde venait vous rendre visite, pour voir ton père...
— L. V. : C’était un défilé permanent, une situation terrible surtout pour ma mère. Avec mon père, la porte était toujours ouverte. Beaucoup de « parasites » venaient essentiellement pour se mettre à table, sans songer aux problèmes que cela nous posait. Certains en avaient pris l’habitude et venaient manger régulièrement. Je n’ai jamais oublié le regard de ma mère lorsqu’elle les voyait arriver. C’était parfois des étrangers évadés, pourchassés pour leurs idées, que des camarades français envoyaient chez Voline. Il y avait plusieurs raisons à cela : mon père parlait plusieurs langues, il possédait aussi des relations dont il n’a jamais usé pour lui-même, bien utiles pour dépanner les autres. Il connaissait Henri Sellier, sénateur-maire de Suresnes ; Léon Blum ; le préfet de Paris Jean Chiappe (à qui l’ami de mon père, Paul Fuchs, avait sauvé la vie et qui lui avait promis son aide chaque fois qu’il le faudrait). Il y avait également l’avocat Henri Torrès...
— I : Certains étaient francs-maçons, comme ton père...
— L. V. : Oui, peut-être... je suis par tempérament quelqu’un de très réservé. Il y a donc des domaines que je n’ai jamais abordé avec mon père, sauf une fois où je lui ai demandé pourquoi il était franc-maçon. Il m’a répondu qu’il avait hésité à cause de certains rites avec lesquels il n’était pas d’accord, mais qu’il pensait que c’était un milieu où l’on pouvait répandre largement ses idées, vu que sa loge était déjà très « à gauche ». Je sais aussi que, par ces relations, il pouvait aider beaucoup de monde. Lorsque des camarades en difficulté arrivaient, mon père en usait pour faire régulariser leur situation ; leur procurer des papiers, permis de séjour, logement et travail. C’était souvent très difficile. Parfois des gens ont logé chez nous... en attendant. Il y eut aussi, heureusement, de vrais amis qui ont tout fait pour, discrètement, se charger des enfants, organiser une fête, se transformer en père Noël... Je me rappelle en particulier des Goldenberg, de Senya Flechine et Mollie Steimer, des Doubinsky, Archinov et autres...
— I : Makhno et Archinov venaient-ils aussi ?
— L. V. : Oui, Archinov et sa femme, avec leur garçonnet André, sont venus durant des années jusqu’à leur départ pour la Russie. Mon père lui disait : Marine...
. Je ne sais pourquoi on l’appelait ainsi. Je me souviens en particulier d’un chant qu’avec Makhno ils entonnaient ensemble, où il était question de « Batko » (Makhno), d’« Oncle Marine » (Archinov) et de Voline. Lorsque Archinov venait à la maison en 1927, à Gennevilliers, et qu’il languissait de son pays — moi, j’étais môme, âgé d’une dizaine d’années —, mon père lui répétait sans cesse : Marine, il ne faut pas partir. Ils te fusilleront. Ne te fais pas d’illusion, ils ne te pardonneront jamais...
Il est parti quand même, en 1932, et ils l’ont fusillé en 1937... Makhno est venu souvent quand nous habitions notre mansarde à Berlin. Je l’écoutais de toutes mes oreilles car il ne racontait que ses batailles, ses coups d’audace, ses ruses, face à l’ennemi : du vrai western pour moi qui avais entre 7 et 9 ans. Ensuite, en France, nous habitions en lointaine banlieue ; épuisé, malade, handicapé par ses nombreuses blessures, nous le vîmes de moins en moins avant sa mort en 1934.
— I : Tu as revu ton père, en 1940, à 3. Marseille. Quelle activité avait-il ?
— L. V. : En fait, démobilisé en août 1940 (je faisais partie d’une unité de skieurs, dans les Alpes), j’ai rejoint mon père à Marseille le 28 octobre. Entre-temps, attendant d’y voir clair dans la situation générale (Paris était occupé par les Allemands), j’ai participé aux vendanges et eu d’autres activités diverses. Il y avait un million et demi de réfugiés, venant de la zone occupée, dans la région de Marseille. Il était très difficile de trouver du travail. Mon père, encore très abattu par la mort de ma mère et vivant au jour le jour, déployait toujours une certaine activité : réunions, conférences, propagande... Nous en parlions un peu, mais, par réserve de ma part, cela n’allait pas très loin. De fils à père, la communication n’est pas très facile : je me sentais encore trop gamin face à lui. C’est bien plus tard, avec toute l’expérience acquise et une plus grande connaissance des hommes, que j’aurais aimé discuter avec lui. Mais, il n’était plus là... Recueilli par un de ses meilleurs amis, Francisco Botey qui, avec sa compagne Paquita, était réfugié d’Espagne aux environs de Marseille, il fut entouré, soigné, en ces temps si durs, mais épuisé et gravement malade il disparut en septembre 1945.