Au printemps 1925, Voline débarquait à Paris, avec sa famille. Il avait une adresse en poche, celle de May Picqueray [1]. Une sorte de service d’entraide pour les réfugiés anarchistes avait été constitué [2]. May recevait les exilés qui arrivaient à cette époque d’un peu partout. Ils trouvaient de quoi se restaurer, il y avait toujours une bonne soupe qui mijotait ou la cafetière prête à servir
[3] Puis May se chargeait de trouver des amis susceptibles de les accueillir. Peu de temps avant de recevoir Voline, elle avait hébergé Nestor Makhno avec sa femme, Galina, et sa fille.
May Picqueray naquit en 1898, à Savenay, en Loire-Atlantique. Elle était issue d’un milieu modeste, sa mère exerçant le métier de couturière en chambre et son père celui de convoyeur postal. Elle obtint son certificat d’études brillamment à 10 ans et demi, grâce à une dispense. Sa mère la plaça à 11 ans chez un négociant en beurre : son travail consistait à faire des livraisons à domicile. Une famille d’instituteurs, afin de la soustraire à cette vie, la prit à son service pour qu’elle s’occupe de leur fils épileptique. Partant s’installer au Canada, ils emmenèrent May. Elle poursuivit une scolarité normale et passa le baccalauréat, avec leur fils aîné, au lycée de Montréal. Survint la guerre et, avec elle, son corollaire de drames. En 1915, elle revient en France et trouve un emploi de dactylo bilingue au camp de Montoir. Elle y fait la connaissance d’un officier mécanicien de la marine marchande, Fred. Ils se marièrent, elle avait 18 ans. Mais il se droguait et, sous l’effet des stupéfiants, devenait comme fou. Trois semaines de cette vie lui suffirent, elle fit ses bagages et gagna Paris.
Son arrivée dans la capitale décide de sa rencontre avec Dragui et avec le mouvement anarchiste. Il était serbe, faisait des études de médecine, et fréquentait le milieu libertaire. Il l’emmena aux conférences de Clarté puis à celles des sociétés savantes. May découvrit Sébastien Faure... Sous son influence, elle « s’éveilla » aux idées anarchistes : Ce fut une révélation et un enchantement
, dira-t-elle. Je suivais régulièrement [ses] conférences (...). Je le voyais souvent, il m’aidait de ses conseils, me guidait dans mes lectures. Ce fut mon père spirituel et j’avais pour lui la plus grande estime.
[4] Dragui dépendait financièrement de son frère, officier serbe. Ce dernier, ayant appris qu’il fréquentait les milieux libertaires, lui coupa les vivres. Dragui résista pendant quelque temps aux pressions, se fit embaucher comme manœuvre chez Renault. Mais, ne pouvant se faire à sa nouvelle vie, May le convainquit de céder à son frère et le poussa dans le train qui le menait en Allemagne. Ce fut un cruel déchirement pour tous deux. J’ai cru mourir. Puis la révolte l’emporta sur le chagrin. Je me lançais à corps perdu dans la lutte pour notre idéal.
[5]
Quand May reçut Voline, elle habitait dans un petit appartement au 120, boulevard de la Villette, appartenant à la vieille CGT. Anarcho-syndicaliste, elle s’était fait employer, en tant que secrétaire administrative (dactylo), pendant un peu moins d’un an, d’avril 1922 à janvier 1923, à la Fédération des Métaux CGTU, syndicat nouvellement constitué. Ses premiers contacts avec les anarchistes russes remontaient à son voyage effectué en Russie, en novembre 1922. Sa bonne connaissance de la langue anglaise lui avait permis d’être désignée par le syndicat pour accompagner Lucien Chevalier, un des trois secrétaires fédéraux mandaté pour assister au deuxième congrès de l’Internationale syndicale rouge, qui devait se tenir à Moscou. Leur première étape fut Berlin où ils rendirent visite à des militants anarcho-syndicalistes, dont Rudolf Rocker et Augustin Souchy. Ils rencontrèrent aussi Emma Goldman et Alexandre Berkman, arrivés depuis peu dans la capitale allemande [6]. Ces derniers leur décrivirent la situation en Russie, leur parlèrent de la terreur exercée par les bolcheviks qui se conduisaient comme des bandits de grand chemin
[7]. Ils leur confièrent des adresses de camarades vivant dans la clandestinité, dont celle de Nicolas Lazarevitch.
Ils les informèrent également du sort réservé à deux jeunes anarchistes russes, Mollie Steimer et Senya Flechine, fraîchement arrêtés [8]. A Moscou, Lucien Chevalier et May Picqueray intervinrent auprès de Trotski lui-même. Ils furent relâchés à la condition de ne pas quitter Petrograd et de se présenter toutes les quarante-huit heures aux autorités. Voline devait lui-même sa libération à l’entremise de délégués syndicaux [9]. Pendant plusieurs mois, ils ne furent plus inquiétés [10]. Ils ne devaient quitter la Russie qu’en septembre 1923. Ils gagnèrent Berlin, véritable plaque tournante pour les victimes de la répression bolchevique, où ils retrouvèrent Emma Goldman et Alexandre Berkman. Puis ils vinrent s’installer en France comme nombre d’exilés anarchistes.
Senya Flechine retrouva son ami Voline (en Russie, ils avaient collaboré à la rédaction du journal Nabat, [le Tocsin]. Sonia, une amie de May Picqueray, et son mari Georges Friquet prirent en charge Voline et sa famille. Ils accueillirent également Senya Flechine et Mollie Steimer [11]. Ils partagèrent ainsi, pendant un temps, une même pièce.
May Picqueray conserva des relations avec les réfugiés anarchistes, en particulier avec ceux venus de Russie. Elle partagea la vie d’Emma Goldman et d’Alexandre Berkman durant leur long séjour à Saint-Tropez [12]. Pendant l’été 1926, ils louèrent un mas baptisé Bon Esprit. Emma Goldman rédigeait alors son livre autobiographique, Living my life. Elle sollicita l’aide de May Picqueray pour dactylographier ses textes. Ce travail dura six mois [13]. De nombreux amis fréquentaient la maison de Saint-Tropez, notamment Mollie Steimer et Senya Flechine.
« Pour l’Amour, la Fraternité, la Liberté ! »
Pendant la Seconde Guerre mondiale, May chercha à se rendre utile et à aider de son mieux ses amis qui en avaient besoin, comme elle l’avait toujours fait. Mollie Steimer fut arrêtée et internée au camp de Gurs. Senya Flechine eut plus de chance, il parvint à se rendre en zone libre avec l’aide de camarades français [14], May fut chargée d’obtenir un affidavit leur permettant de quitter la France, dès que Mollie Steimer serait libérée. May contacta Stella Ballantine, la nièce d’Emma Goldman, qui s’occupa de toutes les formalités [15]. Mollie Steimer relâchée, ils purent quitter le territoire français et s’installèrent à Mexico.
May Picqueray travailla alors pour le compte des quakers, The American Friends. Ils la chargèrent de s’occuper du ravitaillement du camp de Noé, puis du camp du Vernet. Dans ce dernier croupissait son ami Nicolas Lazarevitch, rencontré la première fois à Moscou. Afin de le faire libérer, May se rendit auprès de Pucheu à Vichy.
Trotski [l’] avait reçue. Il n’y avait pas de raison que Pucheu ne [la] reçoive pas !
[16] Il fut libéré et retrouva sa compagne, Ida Mett, et son fils, Marc, à Marseille. C’est dans cette ville que May rencontra pour la dernière fois Voline, dans une auberge de jeunesse ; il s’était attelé à la rédaction de La Révolution inconnue [17]. Remontée à Paris, May Picqueray devint faussaire et fabriqua des papiers de toutes sortes dans les bureaux même de la censure allemande [18] !
Dans son appartement du Pré-Saint-Gervais, il y avait accroché au mur le portrait de Voline, à qui elle rendit hommage dans les colonnes de son journal, en ces termes : Érudit, excellent éducateur, écrivain de grand talent, bon orateur, militant anarchiste de premier plan, tel était Voline, apprécié par tous les camarades pour ses qualités humaines qui faisaient de lui un anarchiste complet, et l’ami que l’on estimait
[19].
Après guerre, elle entra au syndicat des correcteurs. Elle travailla notamment au journal Libération de d’Astier de la Vigerie et au Canard enchaîné. Militante elle était, militante elle demeura. C’est à Louis Lecoin qu’elle voua toute son énergie combative. Elle avait fait sa connaissance en 1921. Ce qui me frappa en lui tout d’abord, ce furent ses yeux bleu clair où brillait l’intelligence, avec un rien de malice, mais aussi la bonté, l’énergie et le courage. Il me fit un brin de cour. Mais, du haut de mes 20 ans, je trouvais ce grand bonhomme trop petit.
[20] Louis Lecoin commença en 1958, en pleine guerre d’Algérie, une campagne pour l’obtention du statut d’objecteur de conscience et lança son journal Liberté. C’est pour ce combat et par fidélité à son vieil ami qu’elle consacra tout son temps de libre. A sa mort, elle prit la relève et fonda son propre journal, le Réfractaire, dont le titre était une idée de Louis Lecoin en référence à Jules Vallès, auteur apprécié de May. Le premier numéro sortit en avril 1974. Elle l’anima pendant neuf ans, d’une main de fer, jusqu’à sa mort survenue le 3 novembre 1983. Un dernier numéro parut en décembre de la même année, dans lequel ses proches lui rendirent hommage.
Elle avait destiné son journal aux jeunes, objecteurs, pacifistes, libertaires, à ceux en qui elle voyait une relève et un espoir. Mais convaincue qu’un bon militant était un militant qui connaissait l’histoire de son mouvement, May Picqueray, en tant que témoin, s’est voulue mémoire. A travers son journal, et surtout à travers son livre de souvenirs, qu’elle se décida à rédiger en 1979 grâce à l’insistance appuyée de son fils, Lucien Niel, et de toute l’équipe du Canard enchaîné, c’est la mémoire de ceux qu’elle a côtoyés durant sa vie qu’elle a cherché à transmettre aux jeunes générations, à celles qui reprendront le flambeau de la lutte. A la fin de May la réfractaire, elle interpellait les jeunes : Vive l’Anarchie ! Allez, les jeunes ! Allez ! ... pour l’Amour, la Fraternité, la Liberté !
[21].
L’auteur de cet article a soutenu un mémoire de maîtrise sur May Picqueray (1898-1983), une mémoire du mouvement libertaire, sous la direction d’Antoine Prost et de Claude Pennetier, Université de Paris-I, septembre 1994 (NdR).
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