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André Prudhommeaux (15 octobre 1902 -13 novembre 1968)

lundi 17 janvier 2022, par Charles Jacquier (CC by-nc-sa)

Les destinées posthumes sont parfois étranges. Si chacun connaît, dans le mouvement anarchiste et au-delà, le nom de Voline (1882-1945), il n’en est pas de même pour André Prudhommeaux (1902-1968) [1]. Pourtant, dans l’entre-deux-guerres, ils furent très certainement parmi la poignée de militants anarchistes dont les idées furent le plus en prise directe avec les grands problèmes de leur temps. Dans ces quelques années qui virent se succéder les échecs des mouvements prolétariens et des révolutions sociales en Russie, en Allemagne et en Espagne, ils furent des observateurs lucides aussi bien que des militants passionnés, toujours à contre-courant.

Pourtant, rien ne prédisposait Vsevolod Mikhaïlovitch Eichenbaum (dit Voline) à croiser la route d’André Prudhommeaux, né le 15 octobre 1902 au Familistère de Guise (Aisne). Au moment où le jeune Voline commençait à militer, André Prudhommeaux voyait à peine le jour. Sa mère, née Marie Dollet, était la nièce de la seconde épouse de Jean-Baptiste Godin, disciple tardif et pragmatique du fouriérisme et fondateur du familistère. Son père, Jules, auteur d’une thèse remarquée sur « Icarie et son fondateur Étienne Cabet », était non seulement un historien du mouvement social, mais aussi un pacifiste convaincu et un coopérateur actif.

André Prudhommeaux commença à militer très jeune, mais, contrairement à Voline, ses choix ne l’amenèrent pas aussi vite à l’anarchisme, puisqu’il fréquenta d’abord les milieux communistes oppositionnels. Ainsi, il collabora au mensuel Clarté, sous le pseudonyme de Jean Cello, et milita dans le groupe d’Albert Treint, le Redressement communiste, avec lequel il rompit à la fin 1928. Il participa ensuite à un éphémère Groupe d’avant-garde communiste qui publiait le Réveil communiste, transformé à partir d’août 1929 en l’Ouvrier communiste, organe des Groupes ouvriers communistes, proche des courants allemands et hollandais se réclamant du communisme de conseils. Ainsi, André Prudhommeaux fit la traduction de la Réponse à Lénine d’Hermann Gorter (Librairie ouvrière, 1930), dont Voline rendit compte dans la Revue anarchiste (n° 17, février 1932) animée par Ferdinand Fortin. Selon Voline, ce document était intéressant, mais Lénine était devenu contre-révolutionnaire longtemps avant 1920 car, dès février 1918, il avait conclu la paix avec l’impérialisme allemand contre l’avis de la majorité des organisations ouvrières. Prudhommeaux réagit à ce compte rendu dans une lettre de mars 1932, publiée a posteriori dans la même revue (n° 20, août-septembre 1934), où il indiquait que les disciples de Gorter, critiquant les péchés originels du léninisme comme pratique russe, avaient cessé de mêler les formules creuses l’État et de la dictature politique à leur conception prolétarienne de la révolution sociale.

Du communisme de conseils à l’anarchisme

Auparavant, dans le dernier numéro de l’Ouvrier communiste (n°11, août 1930) un rédacteur, très certainement Prudhommeaux lui-même, s’était interrogé sur « les anarchistes et nous », à l’occasion de la parution d’un article de Lotta anarchica, l’organe des Groupes communistes anarchistes adhérents à l’Union anarchiste italienne, se proposant d’établir une discussion suivie avec le mensuel des Groupes ouvriers communistes. Il remarquait que, les événements se précipitant, une « clarification générale » s’imposait pour que la révolution reconnaisse les siens parmi les militants de différentes tendances, quelles que soient leurs étiquettes passées.

De septembre 1932 à mai 1933, Prudhommeaux publia, avec Jean Dautry, un bulletin bimensuel, la Correspondance internationale ouvrière, dans le but de donner une vue non systématique, non doctrinaire du mouvement prolétarien et de la révolte sociale sous toutes ses formes. L’arrivée d’Hitler au pouvoir et l’incendie du Reichstag l’amenèrent définitivement à l’anarchisme, par la démonstration de l’impuissance manifeste de l’ancien mouvement ouvrier. Dans la défense de l’incendiaire présumé, Marinus Van der Lubbe, se retrouvaient communistes de conseils hollandais et certains anarchistes, notamment individualistes, contre les calomnies des staliniens. Après avoir tiré le bilan de douze ans de bolchevisation du prolétariat allemand dans une série d’articles du Libertaire (n°390 à 392, 17-31 mars 1933), il cessa d’y écrire, l’hebdomadaire ayant traité Lubbe d’« agent d’Hitler ». Il réserva sa collaboration à d’autres publications engagées dans la défense de Van der Lubbe (la Revue anarchiste, le Semeur d’Alphonse Barbé) et fut une des chevilles ouvrières de la section française du Comité international Van der Lubbe.

A partir de là, Prudhommeaux et Voline allaient collaborer aux mêmes journaux, en particulier, outre la Revue anarchiste, la Voix libertaire et Terre libre, et participer à la création de la Fédération anarchiste de langue française au congrès des 15-16 août 1936, à Toulouse. Pour Henri Bouyé, qui devait rejoindre cette organisation, la FAF regroupa ceux d’entre les anarchistes qui, dans leurs conceptions de l’action militante, dans leurs analyses d’une éventuelle révolution sociale, de la transformation de la société et des nouveaux rapports humains que celles-ci doivent rendre possibles, mettaient l’accent sur la primauté d’une liberté individuelle ne devant jamais être sacrifiée, sans pour autant rejoindre les tenants d’un humanisme douillet et trop complaisant avec les inégalités, les injustices et les cruautés de ce monde [2].

Devant les événements espagnols, avec la participation de ministres anarchistes au gouvernement de la Généralité de Catalogne, puis la suppression du Comité central des milices antifascistes, André Prudhommeaux fut, avec Voline, un de ceux qui exprimèrent avec le plus de force le courant contestataire au sein du mouvement anarchiste français [3]

Avec la Seconde Guerre mondiale, les deux hommes seront, chacun de leur côté, emportés dans la tourmente. Voline, juif et franc-maçon, résida à Marseille jusqu’en 1944. Il y vécut dans des conditions matérielles difficiles, mais n’en continua pas moins de militer dans un groupe clandestin composé d’anarchistes de plusieurs nationalités. Épuisé et atteint par la tuberculose, Voline s’éteignit le 18 septembre 1945 à l’hôpital Laennec, à Paris.

André Prudhommeaux se réfugia en Suisse, dès la déclaration de guerre, dans la famille de sa compagne. Dans l’impossibilité d’avoir une activité politique publique, il se consacra plus particulièrement à des travaux de traduction littéraire, mais entretint des contacts avec des personnalités comme Louis Bertoni, l’éditeur de l’hebdomadaire le Réveil anarchiste, ou le réfractaire français de la Première Guerre mondiale, Jean-Paul Samson.

Pour la sortie de La Révolution inconnue, éditée par Jacques Doubinsky et un groupe d’amis de Voline, le mouvement anarchiste organisa une « Commémoration Valine » le 2 novembre 1947 à la Salle des sociétés savantes, à Paris. André Prudhommeaux y intervint aux côtés de Fontenis, Franssen et F. Granier, tandis que le Libertaire de la semaine suivante publiait son article d’hommage à Voline où il insistait sur l’importance de sa contribution à L’Encyclopédie anarchiste et à la presse libertaire de langue française, certaines de ces études, comme La Véritable Révolution sociale, figurant pour le courant libertaire parmi les écrits les plus importants de l’entre-deux-guerres.

Rédacteur au Libertaire, Prudhommeaux refusa la transformation de la Fédération anarchiste en Fédération communiste libertaire et fit partie du noyau de militants qui reprit le sigle FA à partir du congrès constitutif des 25-27 décembre 1953 et publia le Monde libertaire à partir d’octobre 1954. Prudhommeaux collabora également à de nombreux périodiques, français ou de langue française (Cahiers de Pensée et action, Contre-courant, Défense de l’homme, l’Unique, le Contrat social, Preuves, Témoins), et étrangers (Freedom, L’Adunata dei refratteri, Volontà). Parmi ses travaux de traduction, il faut retenir La Pensée captive de Czeslaw Milosz (Gallimard, 1954) et La Nouvelle Classe dirigeante de Milovan Djilas (Plon, 1957). Il suffit de lire les brochures qu’il publia grâce à René Lefeuvre pour se convaincre de l’importance d’un anarchiste au parcours aussi original que méconnu [4].

Voir en ligne : Article extrait de « Voline », revue « Itinéraire - Une vie, une pensée » n°13 [PDF]


[1Pour plus de précisions, le lecteur se reportera à la notice « Prudhommeaux » du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (Paris, Éditions ouvrières, 1991), t. 39, pp. 250-252.

[2Cf. Bulletin du CIRA (annexe de Marseille), n° 26/27, 1986, p. 60.

[3Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, II. De 1914 à nos jours, Paris, François-Maspéro, 1982, p. 33. . Selon eux, il aurait convenu, au lieu de pratiquer une politique de compromission, de restituer au conflit espagnol sa signification sociale, de marcher vers la liquidation totale de la politique, vers l’administration des choses par les producteurs-consommateurs. Mais les libertaires espagnols refusèrent de vaincre comme anarchistes et acceptèrent de mourir comme gouvernementaux, comme défenseurs de la légitimité de l’État. (...) L’achèvement de la défaite espagnole en mars 1939 ne consacrait pas pour Prudhommeaux la faillite de l’idée anarchiste ; bien au contraire, cette défaite portait confirmation des thèses libertaires sur la nécessité de détruire l’État si l’on veut que triomphe la révolution sociale. [[Id., ibid., p. 35.

[4Les Cahiers Spartacus ont publié, ou republié : Catalogne libertaire 1936-1937, n°11, novembre 1946 ; Spartacus et la Commune de Berlin 1918-1919, n°83, août-septembre 1977 (les deux en collaboration avec Dori Prudhommeaux) ; L’Effort libertaire, I. Le Principe d’autonomie (introduction de Robert Pages), n°99, oct.-nov. 1978.