L’article de Voline « Le fascisme rouge » parut en juillet 1934 dans le n°2 de Ce qu’il faut dire, publié par Hem Day (1902-1969 ) à Bruxelles sur quatre pages grand format, sous l’égide du Comité international de défense anarchiste (CIDA) [1]. Ce périodique n’eut, à notre connaissance, que quatre numéros de 1934 à 1936, chacun de ceux-ci étant consacré, selon des sous-titres différents, à un thème principal. C’est probablement à la suite de sa publication dans Ce qu’il faut dire, que l’article « Le fascisme rouge » fut repris, avec quelques modifications minimes, dans une brochure sans date d’impression aux éditions Pensée et action du même Hem Day.
Ce numéro, sous-titré « Pour la défense des révolutionnaires persécutés en URSS », présentait en première page un éditorial d’Ernestan qui rappelait les souffrances physiques et morales de la prison et de l’exil
endurées par les anarchistes russes, et ajoutait que cet indispensable devoir de solidarité s’étendait aux nombreux révolutionnaires d’autres tendances victimes de la réaction bolcheviste
. La protestation contre ces iniquités se devait d’être d’autant plus véhémente que ces crimes étaient justifiés au nom du socialisme et du prolétariat
. Aux côtés de cet éditorial, Hem Day, au nom du CIDA, lançait un appel au monde ouvrier — Contre un gouvernement d’assassins
—, ce prétendu gouvernement prolétarien (...) descendu plus bas encore que le pire des États capitalistes.
Le journal présentait ensuite sur une page entière quelques-uns de ceux qui actuellement souffrent dans les prisons et les lieux d’exil de la Russie bolchevique
, en précisant en préambule qu’ils représentent une partie infime de la totalité des libertaires victimes des nouveaux bourreaux russes
. De André Andreieff, exilé à Novossibirsk
, à André Zolotareff, actuellement en exil à Poltava
, CQFD présentait 98 noms de militants anarchistes persécutés, à partir des informations recueillies par le Fonds de secours de l’Association internationale des travailleurs (AIT) aux anarchistes et anarcho-syndicalistes emprisonnés et exilés en Russie.
Enfin, le périodique libertaire consacrait plusieurs colonnes aux cas de Nicolas Rogdaïeff [2], un militant libertaire russe décédé pendant son exil à Tachkent, au Turkestan, et, surtout, Alfonso Petrini, un militant anarchiste italien originaire d’Ancône, condamné par contumace à dix-sept ans de réclusion, sous l’inculpation d’avoir participé au meurtre du maréchal de gendarmerie Antei, pendant les émeutes révolutionnaires de 1920 dans sa ville natale. Le cas de Petrini révélait deux aspects de la dictature du Parti sur l’ensemble du peuple :
1. Il est acquis qu’en URSS le pouvoir exécutif ne s’exerce pas seulement avec les moyens ordinaires de répression en usage dans tous les pays “bourgeois”. Ceux-ci, quoique formidables, s’augmentent en URSS du prétexte de défendre la révolution. Pour veiller à la sauvegarde de l’appareil dictatorial, un organisme tout-puissant, qui a nom GPU — police politique d’État — exerce son autorité et son arbitraire. Son pouvoir est administratif, c’est-à-dire sans recours. Elle peut (...) faire emprisonner ; voire fusiller, priver de moyens d’existence, déporter en Sibérie, quiconque fait montre d’indépendance d’esprit ou est supposé propagateur de conceptions politiques discordantes [3].
Cette persécution ne s’acharne généralement pas contre des éléments monarchistes (...), mais contre des révolutionnaires, ayant lutté et souffert pour que la Révolution marquât vraiment la délivrance économique et politique du peuple : les anarchistes, les anciennes formations socialistes révolutionnaires, jusqu’aux dissidents mêmes du parti communiste. (...)
2. Contre toute règle de droit international et dépassant en cela la férocité des pays à régime fasciste, un citoyen étranger peut être séquestré en URSS lorsqu’il ne jouit pas de la protection diplomatique. C’est le cas de Petrini, de Ghezzi [4], du communiste dissident Calligaris, de Rocco D’Alessandris et de tant d’autres, tous réfugiés politiques.
L’article de Voline pouvait donc à bon droit évoquer l’expérience de Petrini, condamné par le fascisme dans son pays et persécuté dans celui où il avait cru trouver refuge, pour établir la pertinence de la notion de fascisme rouge. Déjà, dans le livre du Groupe des anarchistes russes exilés en Allemagne sur la Répression de l’anarchisme en Russie soviétique (Paris, éd. de la Librairie sociale, 1923), les auteurs, dont Voline, appelaient à l’œuvre d’organisation du prolétariat international contre les horreurs perpétrées en Russie
, car, si la classe ouvrière internationale désire vaincre dans la lutte décisive entamée contre la bourgeoisie, elle doit tenir son front unique contre les bolcheviks.
Dans le prolongement de cette dénonciation pratique de la stratégie de « front unique » (devenu plus tard « front populaire » à partir du VIIe Congrès de l’Internationale communiste, 25 juillet-30 août 1935), Voline posa la véritable alternative révolutionnaire à laquelle était confrontée l’humanité :
Le vrai sens de notre époque n’est pas la lutte entre le capitalisme, d’une part, et le bolchevisme, d’autre part, mais la lutte entre le capitalisme sous toutes ses formes (le « socialisme » autoritaire ou bolchevisme en est une) et le socialisme libre, antiautoritaire. Le véritable problème de notre époque n’est pas celui d’un choix entre la dictature blanche et la dictature rouge, mais celui d’un choix entre la dictature et la liberté.
Si l’histoire se construit et s’élabore à partir des préoccupations du présent, il faut alors accorder à l’article de Voline une singulière résonance alors qu’il est tant question d’étranges accointances entre communistes et nationalistes, de Moscou à Belgrade, donnant naissance à une nouvelle mouture d’un totalitarisme fin de siècle.
[5]
Je viens de lire un extrait de lettre de notre vaillant camarade A. Petrini, qui se trouve en URSS, dans une situation de proscrit. J’y trouve les lignes suivantes : (...) Un par un, on nous emprisonne tous. Les vrais révolutionnaires ne peuvent pas jouir de la liberté en Russie. La liberté de la presse et celle de la parole sont supprimées, aucune différence donc entre Staline et Mussolini.
J’ai souligné exprès la dernière phrase, car elle est parfaitement juste. Cependant, pour bien comprendre toute la justesse de cette brève formule, pour bien saisir tout son terrible réalisme, il est indispensable d’avoir du fascisme une notion profonde et nette : plus profonde et plus nette que celle qui est généralement admise dans les milieux de gauche.
Ayant cette notion, le lecteur comprendra la phrase de Petrini non pas comme une sorte de boutade, mais comme l’expression exacte d’une très triste réalité.
Les bases du fascisme
Lorsqu’il y a douze ans, le mouvement de Mussolini — le fascisme italien remporta sa victoire, on croyait généralement que celle-ci n’était qu’un épisode local, passager, sans lendemain.
Depuis, non seulement le « fascisme » s’est consolidé en Italie, mais des mouvements analogues se déclenchèrent et l’emportèrent dans plusieurs pays. Dans d’autres, le « fascisme », sous tel ou tel aspect, forme un courant d’idées menaçant. Le terme lui-même, d’abord purement national, est devenu général, international.
Cet état de choses nous impose la conclusion que voici : le mouvement dit « fasciste » doit avoir des bases historiques concrètes, profondes et vastes. Dans le cas contraire, il ne serait pas ce qu’il est.
Quelles seraient donc ses bases ? Quelles seraient les raisons principales de la naissance et, surtout, des succès du fascisme ? Pour ma part, j’en conçois trois, que je considère, dans leur ensemble, comme raisons fondamentales de son triomphe.
1. Raison économique. Elle est assez nette et généralement bien comprise. En quelques mots la voici : le capitalisme privé (dont la base économique est la libre concurrence des appétits pour le maximum de profits, et dont l’expression politique est la démocratie bourgeoise) est en pleine décomposition, en pleine faillite. Violemment attaqué par tous ses ennemis, de plus en plus nombreux, il s’écroule dans la boue, dans le crime, dans l’impuissance. Les guerres, la crise, les armées de chômeurs, la misère des masses, face à l’abondance des richesses matérielles et à la possibilité illimitée de les augmenter encore, démontrent cette impuissance du capitalisme privé à résoudre les problèmes économiques de l’époque. D’une façon de plus en plus générale, on est, aujourd’hui, conscient de son agonie, de sa mort imminente. Alors instinctivement ou sciemment, on pense à lui substituer un capitalisme nouveau modèle, dans l’espoir que ce dernier pourra « sauver le monde ». On pense — une fois de plus dans l’histoire humaine — à la haute mission d’un État fort, tout-puissant, à base dictatoriale. On pense à un capitalisme d’État, dirigé par une dictature « au-dessus des intérêts privés ». Telle est la nouvelle orientation du capitalisme qui alimente le mouvement fasciste économiquement.
2. Raison sociale. Elle est aussi très nette et, généralement, bien comprise. La faillite du capitalisme privé, avec toutes ses conséquences effroyables, crée une situation nettement révolutionnaire. Les masses, de plus en plus malheureuses, s’agitent. Les courants révolutionnaires gagnent du terrain. Les travailleurs organisés se préparent, de plus en plus activement, à combattre le système qui les écrase au profit de bandes de malfaiteurs. La classe ouvrière, librement et combativement organisée (politiquement, syndicalement, idéologiquement) devient de plus en plus gênante, de plus en plus menaçante pour les classes possédantes. Ces dernières se rendent compte de leur situation précaire. Elles ont peur. Alors, instinctivement ou sciemment, elles cherchent le salut. Elles s’efforcent de maintenir, à tout prix, leur situation privilégiée, basée sur l’exploitation des masses laborieuses. Il importe surtout que ces dernières restent un troupeau exploité, salarié, tondu par les maîtres. S’il est impossible de maintenir le mode d’exploitation actuel, il faudra changer le mode (ce qui n’est pas grave), pourvu que le fond reste. Les maîtres d’aujourd’hui pourront rester tels s’ils acceptent de devenir membres d’un vaste appareil dirigeant, économique, social et politique, essentiellement étatiste. Or, pour réaliser cette nouvelle structure sociale, il faut disposer, avant tout, d’un État omnipotent, mené par un homme fort, un homme à poigne, un dictateur, un Mussolini, un Hitler ! Telle est la nouvelle orientation du capitalisme qui alimente le fascisme socialement. L’idéologie de la dictature Si le fascisme n’avait que ces deux bases : base économique et base sociale, il n’aurait jamais acquis la puissance que nous lui connaissons. Sans aucun doute, les masses travailleuses organisées lui auraient, rapidement et définitivement, barré la route. En effet, les moyens avec lesquels la classe laborieuse lutte généralement contre le capitalisme resteraient valables sauf quelques remaniements de détails, pour lutter efficacement contre la réaction et le fascisme. Ce ne serait que la continuation de la grande lutte historique des travailleurs contre leurs exploiteurs. Combien de fois, déjà, au cours de l’histoire, l’ennemi changea de méthode, de façade ou d’armes ! Ceci n’empêchait nullement les travailleurs de continuer leur lutte, sans perdre l’équilibre ou l’assurance, sans se laisser démonter par les manœuvres et les volte-face de l’adversaire.
Or, voici ce qui est important. Le fascisme, tout en étant considéré comme une nouvelle manœuvre (défensive et offensive) du capitalisme, remporta partout où il s’est mis sérieusement à l’œuvre, un tel succès — éblouissant, extraordinaire, fantastique — que la lutte de la classe laborieuse s’avéra du coup et partout — en Italie comme en Allemagne, en Allemagne comme en Autriche, en Autriche comme en d’autres pays — non seulement difficile, mais absolument inefficace et impuissante. Non seulement la démocratie libérale bourgeoise ne sut se défendre, mais aussi le socialisme, le communisme (bolcheviste) ; le mouvement syndical, etc., furent absolument impuissants à combattre le capitalisme aux abois manœuvrant pour se sauver. Et non seulement toutes ces forces ne purent livrer une résistance victorieuse au capitalisme réorganisant ses rangs bouleversés, mais ce fut ce dernier qui, rapidement, se regroupa et écrasa tous ses ennemis.
Impuissance du socialisme, qui était si fort en Allemagne, en Autriche, en Italie. Impuissance du « communisme », très fort, lui aussi, surtout en Allemagne. Impuissance des organismes syndicaux. Comment expliquer cela ?
Le problème, déjà assez compliqué, le devient davantage si l’on songe à la situation actuelle en URSS. Comme on sait, ce fut le communisme autoritaire et étatiste (le bolchevisme) qui y remporta une victoire complète et assez facile lors des événements de 1917. Or, de nos jours, presque dix-sept ans après cette victoire, non seulement ce communisme s’avère impuissant à résister au fascisme dans d’autres pays, mais même en ce qui concerne le régime de l’URSS, on qualifie ce dernier, de plus en plus fréquemment, de plus en plus sciemment, de fascisme rouge
. On compare Staline à Mussolini. On constate dans ce pays l’exploitation féroce des masses travailleuses par l’appareil dirigeant, comprenant un million de privilégiés qui s’appuient, comme partout ailleurs, sur une force militaire et policière. On y constate l’absence de toute liberté. On y constate des persécutions arbitraires et impitoyables. Et ce qui importe, c’est que de pareilles constatations ou appréciations émanent non pas des milieux bourgeois, mais surtout des rangs révolutionnaires : socialistes, syndicalistes, anarchistes, et même des rangs de l’opposition communiste (trotskiste) qui, pour cette raison, reprend la lutte émancipatrice
et forme la IVe Internationale.
Tous ces faits sont extrêmement troublants. Ils nous mènent fatalement à cette conclusion, paraissant paradoxale, que même en URSS, quoique sous des apparences différentes, c’est le fascisme qui l’emporte ; que c’est un nouveau capitalisme (capitalisme d’État dirigé par un homme à poigne, un dictateur, un Staline !) qui s’installe.
Comment expliquer tout cela ?
Y aurait-il donc encore un élément, encore une base, encore une raison d’être qui donnerait au fascisme une force tout à fait particulière ?
Je réponds : oui. C’est la troisième raison : celle, précisément, qu’il me reste à examiner. Je la considère comme la plus importante, en même temps que la plus compliquée et la moins comprise. C’est elle, cependant, qui nous explique tout.
3. Raison psychologique (ou idéologique). La raison fondamentale des succès fascistes et de l’impuissance des forces émancipatrices est, à mon avis, l’idée néfaste de la dictature. Je dirai même plus. Il existe une idée répandue à un tel point qu’elle est devenue presque un axiome. Des millions et des millions d’hommes s’étonneraient, aujourd’hui encore, si on la mettait en doute. Mieux encore : bon nombre d’anarchistes et de syndicalistes ne la tiendraient pas, eux non plus, pour suspecte. Pour ma part, je la considère comme foncièrement fausse. Or, toute idée fausse acceptée comme juste est un grand danger pour la cause qu’elle touche. L’idée en question est celle-ci : pour gagner dans la lutte et conquérir leur émancipation, les masses travailleuses doivent être guidées, conduites par une « élite », par une « minorité éclairée », par des hommes « conscients » et supérieurs au niveau de cette masse.
Qu’une pareille théorie — qui, pour moi, n’est qu’une expression adoucie de l’idée de dictature car, en fait, elle enlève aux masses toute liberté d’action et d’initiative —, qu’une pareille théorie soit préconisée par des exploiteurs, rien d’étonnant. Pour être exploitées, les masses doivent être menées et soumises comme un troupeau. Mais qu’une telle idée soit ancrée dans l’esprit de ceux qui se prétendent émancipateurs et révolutionnaires, c’est un des phénomènes les plus étranges de l’histoire. Car — ceci me paraît évident — pour ne plus être exploitées, les masses ne doivent plus être menées. Tout au contraire : les masses travailleuses arriveront à se débarrasser de toute exploitation seulement lorsqu’elles auront trouver le moyen de se débarrasser de toute tutelle, d’agir par elles-mêmes, de leur propre initiative, pour leurs propres intérêts, à l’aide et au sein de leurs propres et véritables organismes de classe : syndicats, coopératives, etc., fédérés entre eux.
L’idée de la dictature — brutale ou adoucie — étant universellement répandue et adoptée, la route est toute prête pour la psychologie, l’idéologie et l’action fascistes. Cette psychologie pénètre, empoisonne et décompose tout le mouvement ouvrier et l’engage dans une voie périlleuse.
Si la dictature est jugée nécessaire pour mener la lutte émancipatrice de la classe ouvrière, la lutte des classes devient, en réalité, lutte des dictateurs entre eux. Au fond, il s’agit, dans cette lutte, de savoir qui conservera ou gagnera l’emprise décisive sur les masses. L’issue de la lutte dépend alors de toutes sortes de circonstances, d’un caractère plutôt accessoire. Ici, c’est le dictateur X, là le dictateur Y ou Z qui l’emporte. L’un ou l’autre peuvent afficher des idéaux très différents, même opposés. Il n’en reste pas moins qu’au lieu d’une libre et vaste activité des masses elles-mêmes, c’est le vainqueur qui va mener les masses, forcées de le suivre, sous peine de répression terrible. Il est évident qu’une telle perspective ne peut avoir rien de commun avec l’émancipation réelle des masses travailleuses.
L’idée de la dictature, de l’élite dirigeante, mène fatalement à la formation de partis politiques : organismes qui enfantent et soutiennent le futur dictateur. Enfin, tel ou tel parti l’emporte sur les autres. C’est alors sa dictature installée. Quelle qu’elle soit, elle crée rapidement des situations et, finalement, des couches privilégiées. Elle soumet les masses à sa volonté. Elle les opprime, les exploite et, au fond, devient fatalement fasciste.
Ni Staline ni Mussolini
Ainsi, je conçois le fascisme d’une façon vaste. Pour moi, tout courant d’idée qui admet la dictature — franche ou estompée, « droite » ou « gauche » — est au fond, objectivement et essentiellement, fasciste. Pour moi, le fascisme est surtout l’idée de mener les masses par une « minorité », par un parti politique, par un dictateur. Le fascisme, au point de vue psychologique et idéologique, est l’idée de la dictature. Tant que cette idée est émise, propagée, appliquée par les classes possédantes, on la comprend. Mais quand la même idée est saisie et mise en pratique par des idéologues de la classe laborieuse comme le moyen de son émancipation, on doit considérer ce fait comme une aberration funeste, comme une singerie aveugle et stupide, comme un égarement périlleux. Car étant essentiellement fasciste, cette idée, appliquée, mène fatalement à une organisation sociale foncièrement fasciste.
Cette vérité a été justement démontrée — sans contestation possible — par « l’expérience russe ». L’idée de la dictature comme moyen d’émancipation de la classe ouvrière y a été pratiquement appliquée. Eh bien ! son application produisit fatalement l’effet qui devient aujourd’hui de plus en plus net et que, bientôt, les plus ignorants, les plus aveugles, les plus obstinés, seront obligés de constater : la révolution triomphante, au lieu de mener à l’émancipation de la classe ouvrière, aboutit en fait, et en dépit de toutes les théories des émancipateurs-dictateurs, à l’esclavage et à l’exploitation les plus complets, les plus terribles, de cette classe ouvrière par une classe dirigeante privilégiée.
Telle est la troisième et principale raison de la puissance particulière du fascisme. Il est alimenté surtout par l’idéologie foncièrement fasciste — inconsciemment fasciste — d’une multitudes de gens qui seraient les premiers étonnés et indignés si on les accusait de fascisme. Cette idéologie, répandue partout, voire parmi les « émancipateurs » et les travailleurs eux-mêmes, empoisonne le mouvement ouvrier, le ramollit, le décompose. Elle tue la vraie activité des masses et réduit à néant — ou plutôt au résultat fasciste — leurs luttes et même leurs victoires.
Voilà pourquoi — hélas ! — Petrini a raison. Aucune différence n’existe entre Staline et Mussolini.
Et voilà pourquoi le « fascisme rouge » n’est nullement une boutade, mais l’expression exacte d’une bien triste réalité.
Une consolation existe cependant. Les masses s’instruisent surtout par l’expérience vécue, bien palpable. Cette expérience est là. Elle est là tous les jours, sur une sixième partie du globe. Ses véritables résultats commencent à être connus de plus en plus amplement, avec de plus en plus de précisions. Il faut espérer que les masses travailleuses de tous les pays sauront en dégager, en temps opportun, la leçon indispensable pour le succès de leurs luttes futures.
La réalisation de cet espoir dépend beaucoup de la conduite de tous ceux qui ont déjà compris. Il est de leur devoir de s’employer, avec la plus grande énergie, à faire comprendre aux vastes masses travailleuses le véritable sens négatif de l’expérience russe.
Nous, les anarchistes, nous qui avons compris, nous devons amplifier, intensifier notre propagande, en tenant compte surtout de cette expérience. Si nous remplissons notre devoir, si nous aidons les masses à la comprendre en temps opportun, alors le « fascisme rouge » de l’URSS aura rempli, historiquement parlant, un rôle utile : celui d’avoir tué, en l’appliquant, l’idée de la dictature.