De longues années durant, le nom de Voline fut étroitement associé à un fort volume à couverture noire, ornée d’un bois gravé de Jean Lébédeff, au titre fort suggestif [1], et qui servit à la formation de générations de militants tant la « littérature » anarchiste était alors rare sur le marché.
Ceux qui avaient la possibilité de fréquenter les quelques « vieux » militants qui avaient connu la période de l’avant-guerre pouvaient, avec un peu de chance, se faire prêter d’autres textes de Voline comme par exemple la préface qu’il rédigea pour l’édition française de L’Histoire du mouvement makhnoviste de P. Archinov (éd. de la Librairie internationale, Paris, 1924, 419 pp.) ou encore son importante contribution (120 pages sur 240) à l’ouvrage collectif (S. Faure, L. Barbedette, Victor Méric et Voline) intitulé La Véritable Révolution sociale, paru en 1934 aux éditions de L’Encyclopédie anarchiste. Les plus affamés de lecture pouvaient enfin se repaître de deux petits fascicules : Le Fascisme rouge (16 pp.), publié à Bruxelles en 1934 par les éditions Pensée et action, animées par Hem Day ; La Révolution en marche (32 pp.), paru en septembre 1938 aux éditions Vie et pensée, fondées à Nîmes par A. Prudhommaux [2].
Mais, aujourd’hui encore, ces textes ne se trouvent pas facilement et pour beaucoup le nom de Voline demeure presque exclusivement rattaché à son livre La Révolution inconnue (qui a fait l’objet de plusieurs rééditions ces dernières années), de sorte que se trouvent toujours un peu occultés sa vie, sa pensée, son action et, en premier lieu, ses activités de militant.
Or, il suffit de se pencher quelque peu sur son « itinéraire » pour se rendre compte assez rapidement que Voline fut, tout au long de sa courte vie (il est mort à l’âge de 63 ans), un prodigieux animateur. En plus du travail — souvent si mal rémunéré — et de ses nombreux travaux de traduction [3] il donna, en tous lieux, quantité de conférences et surtout consacra une part non négligeable de son temps (et donc de sa vie) à la réalisation de journaux et revues anarchistes aussi bien en Amérique du Nord qu’en Russie et en Ukraine au cours de la révolution, exception faite bien entendu des moments où il croupissait dans une cellule du fait même de ses activités de propagandiste. C’est donc encore et tout naturellement à l’activité éditoriale qu’il va se consacrer pendant les années d’exil en Allemagne. On le charge en effet, en 1922, d’une publication (en russe) qui prendra la forme d’une belle revue mensuelle de 80 à 90 pages à laquelle collaborèrent les meilleures plumes du mouvement anarchiste international, un peu dans le style de la célèbre revue italienne Pensiero e Volontà. On peut même dire que cette publication, Rabotchee Anarkhist (l’Ouvrier anarchiste), fut l’une des plus belles et des meilleures de l’entre-deux-guerres pour ce qui concerne la presse anarchiste bien entendu. Ce résultat lui est dû car il s’y consacra entièrement. En effet, non seulement il écrivait des articles et traduisait les autres contributions reçues, mais il s’occupait aussi de la maquette, de la mise en page, de la correction des épreuves et, bien sûr, de l’administration. Il cherchait sans cesse à en améliorer le fond et la forme, et son souci de la perfection était si profond que, selon le témoignage de Fedeli, il arriva plus d’une fois à Voline de se réveiller la nuit pour corriger un mot qui ne le satisfaisait pas complètement !
Cet exemple nous montre comment Voline concevait le travail à faire et l’intérêt qu’il portait à l’écrit, encore qu’obligé de « gagner sa vie » il ne pût jamais consacrer à l’écriture que les rares loisirs qui lui restaient — chacun sait combien la vie militante est prenante — et, bien sûr, une partie de ses nuits. C’est donc pour combler un certain vide que nous allons rapidement tenter de faire connaître un Voline un peu différent de l’image que s’en font, plus ou moins inconsciemment, les lecteurs de son livre. Il s’agit en effet d’un homme qui fut toujours très impliqué dans le combat quotidien et qui néanmoins demeure l’auteur d’un nombre assez considérable d’articles. Nous n’en ferons pas, ici, le recensement et nous limiterons notre propos à sa collaboration aux titres de la presse anarchiste d’expression française, en espérant qu’un jour, prochain peut-être, il se trouvera quelqu’un pour dresser un état (en toutes langues) de ses écrits.
Participation à « L’Encyclopédie anarchiste »
Sauf erreur ou omission, il semble que la première mention de son nom dans un périodique de langue française apparaisse dans l’Avenir international, dont le sous-titre : Revue mensuelle d’action sociale, littéraire, artistique, scientifique
indique assez son éclectisme [4]. En effet, autour d’un noyau constitué par une dizaine d’anciens collaborateurs des Temps nouveaux dont J. Mesnil, Ch. Benoît, F. Stackelberg et André Girard qui est le responsable de la rédaction, on trouve les signatures d’Amédée Dunois, Alzir Hella, Han Ryner, A. Croix, E. Masson, Luigi Fabbri... mais aussi P. Monatte, G. Dumoulin, Boris Souvarine, Henri Guilbeaux, R. Péricat, G. Monmousseau, Marcel Martinet... La revue est évidemment très favorable à la Révolution russe qui exerce un fantastique attrait sur certains de ses rédacteurs — ceux-là même qui seront à l’origine du tout premier Parti communiste (SFIC), mais c’est tout de même Eichenbaum (le pseudonyme de Voline n’apparaît pas encore) qui en est le correspondant pour la Russie.
Par la suite, c’est-à-dire au cours des années 1923-1925, on trouve son nom de plume dans la Revue anarchiste [5] où il publie en particulier une série d’articles sur la Russie, sous la forme de lettres intitulées « Choses vécues » [6], et dans la Revue internationale anarchiste, revue mensuelle polyglotte puisque publiée en français, italien et espagnol [7]. En même temps, il collabore au Libertaire alors quotidien [8] et c’est dans cette série notamment qu’il prendra vivement la défense de N. Makhno, accusé d’avoir été un agent de la Pologne et surtout d’avoir organisé des pogromes. Il écrit à ce propos [9] : Mes camarades et moi, ayant plus ou moins participé au mouvement makhnoviste, savons et déclarons catégoriquement que Makhno n’a jamais organisé de pogromes antisémites.
Au cours de la décennie suivante (1925-1935), Voline poursuit bien entendu sa collaboration au Libertaire, redevenu hebdomadaire. C’est l’époque du fameux débat sur la plate-forme qui va engendrer non seulement d’interminables discussions dans le mouvement anarchiste international, mais qui est surtout à l’origine de dissensions graves parmi les anarchistes russes en exil. Dans ce milieu, en effet, le débat devient très rapidement d’une âcreté assez vive et la passion entraîne plusieurs des intervenants à dépasser de loin le débat d’idées. Les colonnes du journal en portent témoignage et constituent aujourd’hui un apport précieux à qui veut s’informer réellement sur ce point [10].
Après cette polémique un peu amère [11], Voline consacra une bonne partie de son temps à des traductions pour L’Encyclopédie anarchiste [12] et il rédigea lui-même plusieurs articles très importants dont voici une liste que j’espère exhaustive : « Antiétatisme », « Antisémitisme », « Autorité », « Biologie », « Classes », « Création », « Déterminisme », « État », « Faculté », « Faim », « Libre arbitre », « Masses (psychologie des) », « Matérialisme », « Nihilisme », « Pogrome », « Progrès », « Révolution russe », « Soviets », « Synthèse anarchiste ». Parallèlement, il donna quelques articles à la Revue anarchiste publiée par F. Fortin [13], au Libertaire, au Combat syndicaliste [14], à l’En Dehors et faisait d’assez nombreuses traductions — notamment de l’allemand au français — pour le Service de presse de l’AIT [15]. Il continuait également à envoyer des textes aux autres organes anarchistes comme Dielo Trouda ou même Freie Arbeiter Stimme [16], tout en collaborant, occasionnellement, à la Gazette de Belgique [17] ou à des périodiques créés pour la circonstance, comme par exemple le numéro de Ce qu’il faut dire que Hem Day fit paraître à Bruxelles en juillet 1934, Pour la défense des révolutionnaires persécutés en URSS. Pour le droit d’asile et contre la Guépéou
[18]. On peut aussi trouver parfois sa signature dans d’autres organes parus au cours de cette même période, mais il ne s’agit pas forcément d’une véritable collaboration. Ainsi, la revue Plus loin, publiée alors par les anciens camarades de Jean Grave qui, comme lui, avaient approuvé le trop fameux « Manifeste des Seize », donne-t-elle un extrait de l’un de ses textes sur la « Révolution » dans les numéros 110 et 114 de juin et octobre 1934. Cela prouve seulement que l’intérêt des réflexions de Voline n’avait pas échappé à un esprit aussi vif que celui du docteur Marc Pierrot.
De « Terre libre » à l’Occupation
L’année 1936 marque évidemment un tournant dans les activités de Voline. Inutile de chercher son nom dans le Libertaire des années suivantes car il va, avec d’autres, participer à la vie d’une nouvelle organisation : la FAF (Fédération anarchiste de langue française). Il consacre alors une part très importante de son temps à l’édition de Terre libre [19] et, simultanément, milite activement au sein du comité anarchiste et syndicaliste d’aide à l’Espagne. A ce titre, il est chargé de s’occuper en 1936-1937 du journal bi-hebdomadaire l’Espagne antifasciste(CNT-FAI-AIT) [20].
La tâche n’était pas facile et André Prudhommeaux rapporte à ce propos qu’il soutenait — avec une vigueur calme et une précision qui ne se démentirent jamais — la thèse de la révolution en permanence et des méthodes insurrectionnelles, contre les tentations ministérialistes et militaristes qui sévissaient en Espagne et qui déroutaient de nombreux camarades.
En 1938, Voline vient s’installer à Nîmes pour plusieurs mois. Il poursuit comme il le peut la rédaction d’un ouvrage de réflexion sur la révolution mondiale dont il considère que la phase destructrice, qui a commencé depuis 1914, se poursuit sous les yeux des contemporains de manière impitoyable et s’efforce de décrire les « conditions essentielles » de la grande émancipation qu’elle peut engendrer. Il continue également de s’occuper très activement de l’organe de la FAF, qui paraîtra bientôt en alternance avec l’Espagne nouvelle [21]. Les articles qu’il publie alors — et qui mériteraient d’être rassemblés — sont souvent d’une rare clairvoyance. Mais les événements se précipitent et c’est bientôt la chute finale pour l’Espagne libertaire. Cette catastrophe terrible pour l’anarchisme s’ajoute à celles que Voline a déjà connues, mais il reste sur la brèche malgré tous ses soucis [22] et les perspectives catastrophiques qu’il entrevoit. Il continue, en particulier, à collaborer de temps à autre à la Voix libertaire [23] et ne répugne pas à l’occasion de donner sa prose à de modestes publications, comme par exemple le Bulletin intérieur du Comité de Marseille de la jeunesse libertaire [24].
Mais Voline se voit bientôt contraint de trouver refuge en zone dite « libre », à Marseille très précisément. Il survit comme il peut de petits travaux pénibles, donnant quelques leçons ici et là, se prive beaucoup, de tout, mais demeure toujours confiant, toujours optimiste, sans se plaindre de sa situation personnelle et ayant toujours grand soin de ne laisser soupçonner à personne son extrême détresse physique.
[25] Tout cela ne l’empêchera pas de se joindre immédiatement au groupe anarchiste clandestin de Marseille dès que son principal animateur, André Arru, l’eut contacté au début de février 1941. Outre des tracts, des affiches et même une brochure, le groupe éditera aussi un journal anarchiste clandestin imprimé, le seul qui ait été publié en France par des anarchistes en pleine occupation allemande, et dont Arru et Voline furent les rédacteurs [26].
La Libération (!) cependant n’améliorera guère la situation de Voline. Miné par les privations et le surmenage, il tombe gravement malade au moment même où il consacre toute son énergie à la réorganisation du mouvement et qu’il vient, à cet effet, de publier le premier numéro des Petits Cahiers [27] sous l’égide de la Fédération libertaire, Région du sud. Littéralement exténué, il s’effondre brutalement en mars 1945 et va être hospitalisé pendant quarante-cinq jours ; ce qui ne l’empêche pas de préparer le deuxième numéro dont il corrigera les épreuves, le jour même de sa sortie de l’hôpital, le 25 mai au soir ! Et le lendemain, il était à l’imprimerie...
On connaît la suite : son repos forcé à La Treille, dans la banlieue de Marseille, chez Francisco et Paquita Botey, un couple d’anarchistes espagnols qui vont le choyer pendant trois mois ; son impatience aussi de se voir éloigné de toute activité militante. Il se laisse enfin convaincre de retourner à Paris. En août, son fils Léo vient le chercher à La Treille et le ramène à Paris, via Valence [28]. Mais il est trop tard et son organisme épuisé ne peut plus lutter contre une phtisie si avancée. Il meurt un mois après, le 18 septembre, sans avoir pu procéder une dernière fois à la correction des épreuves du dernier numéro de la dernière publication dont il avait accepté la charge. Ce fut bien la seule fois sans doute où Voline ne respecta pas ses engagements !
La disparition d’un militant d’une telle valeur, au parcours un peu exceptionnel, fit évidemment l’objet de plusieurs articles dans la presse anarchiste d’expression française [29]. Cependant on a quelque peine, au cours des années suivantes, à trouver trace du souvenir du disparu. Ce n’est semble-t-il qu’en 1964 qu’on a enfin l’occasion de retrouver son nom ! Cette année-là, en effet, Gaston Leval publie dans le n° 96/97 de ses Cahiers de l’humanisme libertaire la traduction d’un article de Voline paru en 1917, dans un journal russe (Golos Trouda). Puis, en juillet 1968, l’excellente revue Noir et rouge rassemble dans un de ses suppléments de 54 pages l’essentiel des textes relatifs au débat sur la plate-forme. Les idées anarchistes connaissent alors un certain renouveau et de courtes biographies de Voline ou des citations de ses œuvres se retrouvent alors jusque dans de très petits bulletins, comme par exemple Approche de l’anarchie, publié à Nice par l’ORA en 1969, ou encore Lycée critique, ronéoté la même année à Agen par de jeunes élèves. La réédition de La Révolution inconnue entraînera, à son tour, quelques autres articles dont il n’est peut-être pas utile de dresser ici la liste [30], d’autant que la place nous est mesurée ! Disons donc pour conclure que Voline pourrait servir d’exemple, au même titre que les Grave, Faure, Pouget, etc., de ce type particulier d’anarchiste qui a une conscience aiguë de l’importance de l’écrit pour la diffusion des idées qui lui sont chères et qui s’impose, à lui-même, les plus lourdes contraintes dans son combat quotidien, pour une société plus juste, plus fraternelle, plus... libre !
Tout cela, Voline le fit, incontestablement, et il l’a toujours fait avec un courage tranquille, un optimisme que rien ne pouvait ébranler
, comme l’écrivait un de ses amis, sans jamais en tirer une quelconque gloire, avec simplicité ; ce qui, quand même, méritait d’être rappelé ici.