Dans un recueil d’impressions sur mon séjour à la Santé, dont je n’ai pu publier que quelques pages, j’écrivais à propos d’ Almereyda, mon compagnon de geôle, les lignes qui suivent :
Ah ! celui-là, je le connais mieux. Je l’ai rencontré il y a bientôt dix ans. C’était un soir, au siège d’un groupe du quartier Latin, que je venais de fonder, un groupe des plus curieux de l’époque. Il y venait des rapins chevelus, des ouvriers, des étudiants, une citoyenne Réville qui a fini dans la peau d’une royaliste après avoir féminisé à outrance toute son existence. Cela s’appelait la Jeunesse Libertaire du VIe. Nous étions, certains soirs, jusqu’à soixante dans une salle, au premier étage d’un caboulot, tout près de la Monnaie. Ce que nous y avons débité de bêtises ! On y discutait sur l’individualisme, l’égotisme, le communisme et autres ismes. On y construisait en une demi-heure la société future, qu’on démolissait ensuite au profit d’une autre société non moins future. Certains poètes du quartier, aujourd’hui de parfaits bourgeois, y discutaient âprement. Quelquefois, nous partions à cinq ou six avec des pinceaux, des pots de colle et des affiches du Père Peinard que nous allions placarder sur les murs du quartier. Naturellement les flics nous suivaient et nous cueillaient. C’était le bon temps.
Un soir que je présidais et pérorais, je vis entrer Fernand Després suivi d’un jeune homme, très triste et très maigre et très jaune, à la mine complètement ahurie, aux yeux vagues.
— Je te présente, me dit Després, mon ami Vigo. Il sort aujourd’hui même de la Petite Roquette.
Je regarde le libéré et prononce quelques paroles de circonstance en lui tendant la main. Lui répond à peine. Il ne savait plus parler. Il cherchait ses mots sans les trouver. Jeté pendant une année, en pleine jeunesse (il n’avait pas vingt ans), dans cet enfer qu’est la Petite Roquette, il avait désappris la parole. Ébloui, déconcerté, affolé par la liberté, il vivait comme dans un songe, ne sachant plus, ne comprenant plus...
Nous passâmes la soirée ensemble. Sa conversation n’était pas précisément séduisante. Franchement, je ne fus pas loin de le considérer comme un pauvre abruti. Plus tard, j’ai entendu Almereyda à la tribune s’exprimer avec une clarté, une netteté et une pureté de forme que lui envieraient beaucoup d’orateurs ; j’ai eu de la peine à retrouver dans cet abondant et éloquent improvisateur le jeune homme timide et muet d’autrefois.
Depuis je l’ai rarement perdu de vue. Je l’ai retrouvé au Libertaire, où il était mon collaborateur. Je l’ai retrouvé dans toutes les réunions publiques et dans toutes les manifestations de la rue. J’ai pu, en maintes occasions, éprouver son courage, le courage physique d’un nerveux et d’un extrasensible, qui se jette au plus fort de la mêlée sans voir les coups. Avec ça, il a vivement rattrapé le temps perdu à la Petite Roquette. C’est aujourd’hui un esprit très fin, avisé et délicat. Ce que j’admire en lui c’est, avec un certain sens politique, une franchise absolue qui ne connaît pas d’obstacles. Il vous dira, d’une voix très douce, sans avoir l’air d’y toucher, des choses terribles, ne reculera devant aucune critique, aucun aveu. De plus, je le crois implacable. En période révolutionnaire, aucun moyen ne le trouverait désemparé. Nous l’avions, d’ailleurs, surnommé le Saint-Just de la Révolution sociale. Avec ses longs cheveux bruns tombant de chaque côté des oreilles, ses yeux d’un bleu sombre, tantôt ardent comme du métal, tantôt d’une limpidité de source et où semblait se noyer une immense candeur, il nous faisait songer au probe et inflexible éphèbe de 93, jeune comme lui, passionné comme lui et jouant sa vie et sa liberté pour des idées.
Après plusieurs mois, en relisant ces lignes, je m’aperçois que le portrait n’est pas complet. Il y a des retouches à faire. Je n’avais pas vu, en effet, dans Miguel Almereyda, le stratège, le tacticien, le jeune chef dont les « Jeunes Gardes », ardents et batailleurs, constituent la petite armée.