Il mourut juste lorsque venaient de sonner trois heures du matin, le 8 février 1921, en silence et, au dernier moment, inconscient.
En février, le vieux Kropotkine mourut à Dimitrovo, près de Moscou. Je n’avais pas voulu le voir, crainte d’un entretien pénible ; il croyait encore que les bolcheviks avaient reçu de l’argent allemand, etc. Sachant qu’il vivait dans le froid et l’obscurité,
travaillant à l’Ethique et se reposant en faisant un peu de piano, nous lui avions envoyé, mes amis et moi, un somptueux colis de bougies. Je connaissais le texte de ses lettres à Lénine sur ; l’étatisation de la librairie et l’intolérance. On verra, si elles sont un jour publiées, avec quelle lucidité Kropotkine dénonçait les périls de la pensée dirigée.
Sa femme et sa fille, ainsi qu’ Atabékian et Boris Lébédef étaient présents, Emma Goldman, retardée par le mauvais trafic des chemins de fer, arriva trop tard. Berkman, avec un groupe de dirigeants anarchistes, vint de Moscou le jour même.
Le gouvernement bolchevique offrit immédiatement de faire à Kropotkine des funérailles nationales ; mais sa famille et ses amis refusèrent, car ils savaient tous que le vieil anarchiste eût considéré cela comme une injure. Un comité funéraire fut donc formé par des représentants des groupements anarchistes russes en vue de prendre les dispositions pour la cérémonie.
Immédiatement, des difficultés se présentèrent. En raison de la nationalisation de tous les services publics et de la fermeture de toutes les imprimeries, ils durent s’adresser au soviet de Moscou pour demander son concours. L’organisation du service fut réglée facilement, mais la question de l’imprimerie était plus compliquée. Après quelques négociations, les autorités consentirent à autoriser l’impression de deux petits tracts d’un journal unique à la mémoire de Kropotkine ; mais lorsque les anarchistes demandèrent que ces publications ne fussent pas soumises à la censure, cela leur fut catégoriquement refusé. Ils prirent alors la chose en main, rouvrirent une imprimerie anarchiste que la Tcheka avait mise sous scellés et imprimèrent deux tracts non censurés portant des jugements sur Kropotkine.
Entre temps, à Dmitrov, le grand homme était étendu sur sa couche dans le cabinet où il avait travaillé et vécu les trois dernières années. Incessamment, des ouvriers, des paysans, des intellectuels et même des soldats et des officiers bolcheviques défilaient à travers sa petite maison. Puis le cercueil fut porté à la gare et mis dans un train spécial qui devait l’emmener à Moscou. Les écoles furent fermées ce jour- là, et les enfants répandirent des branches de pin sur la neige devant le convoi. Toute la population du village l’accompagna à la gare, y compris la garnison de l’Armée rouge qui, par déférence pour les opinions du défunt, vint sans armes.
A Moscou, une multitude attendait le train funèbre à une gare de faubourg et accompagna les restes de Kropotkine, au son de musiques révolutionnaires, jusqu’au Palais du Travail, où il devait reposer sur un lit de parade. Cet édifice avait été jadis le Palais de la Noblesse, et c’était dans la salle des Colonnes où Kropotkine gisait maintenant, qu’avait eu lieu, longtemps auparavant le bal au cours duquel, vêtu en petit prince persan, il avait été présenté au tsar Nicolas Ier. Pendant les trois jours suivants, des milliers de gens défilèrent devant le défunt pour lui rendre hommage.
Le corps de Kropotkine avait été exposé dans la grande salle de la Maison des syndicats —comme l’avait été celui de John Reed— et veillé par des anarchistes. L’inhumation était fixée au prochain dimanche. La veille, dans la soirée, un secrétaire de l’Internationale communiste vint me dire que j’avais été désigné pour parler au nom de l’Internationale communiste. La nouvelle me parut invraisemblable ;
j’allais voir Kobiétsky ; il me confirma la décision et quand je lui fis remarquer qu’une discussion préalable, au moins un échange de vues me paraissait indispensable, il me répondit qu’on avait Jugé cela inutile.On vous fait confiance, se borna-t-il à me dire.
J’étais perplexe : parler au nom de l’Internationale communiste d’un homme que les bolcheviks n’avaient cessé de combattre et qui, de son côté, avait été, jusqu’à la fin, l’adversaire irréductible de la Révolution d’Octobre [1], quelle mission délicate. Cependant deux considérations me firent entrevoir ma tâche comme moins difficile que je ne l’avais jugée tout d’abord. Je me rappelais la conversation avec Lénine —vraiment providentielle— le ton dont il avait parlé de Kropotkine ; son éloge de La Grande Révolution ; et aussi une chose qui m’avait surpris dans les premiers temps de mon séjour à Moscou. Sur un obélisque dressé à l’entrée des Jardins du Kremlin, on pouvait lire les noms des précurseurs du communisme, des défenseurs de la classe ouvrière, et ce qui m’avait frappé, c’était « l’éclectisme » qui avait présidé au choix des noms ; les « utopistes » étaient tous là, et ce qui devait paraître plus étonnant, Plékhanov y était aussi ; la violence des polémiques et l’âpreté des controverses n’empêchaient donc nullement de reconnaître l’apport, la contribution d’adversaires de doctrine à la cause de l’émancipation humaine. Enfin, j’avais encore un autre exemple de cette « tolérance » imprévue des farouches bolcheviks. Au début de la Révolution d’Octobre, l’exubérance révolutionnaire se manifesta de toutes les façons et dans tous les domaines, notamment dans la peinture et la sculpture ; les peintres avaient pris possession de toute une partie de la Tverskaïa, et en 1920, on pouvait encore voir, gravés dans les murailles, des médaillons de grands révolutionnaires ; celui de Kropotkine se trouvait en bonne place, dans le voisinage du Grand-Théâtre.
Cependant, un autre conflit avait surgi entre la commission funèbre et les autorités, cette fois-ci à propos des anarchistes qui avaient été incarcérés dans les prisons de Moscou pour avoir exprimé trop librement leurs opinions. Quelques-uns étaient retenus au département spécial de la Tcheka, d’autres dans la terrible prison tsariste de Boutirky, que Tolstoï a immortalisée dans Résurrection. La commission des obsèques envoya immédiatement un télégramme à Lénine pour demander que les détenus fussent remis en liberté pour le jour des funérailles. La commission exécutive centrale des soviets recommanda à la Tcheka de relaxer ces détenus pour autant que cela serait possible
, afin qu’ils prissent part aux obsèques. La Tcheka refusa, à moins que l’on ne donnât l’assurance qu’ils retourneraient ; mais, quand cela fut fait, on répondit qu’il n’y avait pas de détenus anarchistes que l’on pût relâcher. On savait que cela était faux, car Berkman avait eu accès à Boutirky aussi bien qu’au département spécial et avait parlé aux détenus qui s’y trouvaient.
Le matin des obsèques, les anarchistes décidèrent de passer à l’action directe et, sur invitation de la commission, Sacha Kropotkine téléphona à Kaménef, au soviet de Moscou, pour lui dire que, si les détenus n’étaient pas mis en liberté, on ferait connaître publiquement aux multitudes assemblée dans le Palais du Peuple et au dehors le manquement des bolcheviks à leur parole, et que les drapeaux bolcheviques seraient enlevés de la bière. Des correspondants de journaux américains et britanniques, parmi lesquels l’écrivain anglais Arthur Ransome, étaient là, et l’attitude de la foule dans la salle devenait menaçante.
Je me rendis à Moscou pour assister à ses obsèques et ce furent d’émouvantes journées, dans le grand froid au temps de la grande faim. Je fus le seul membre du parti admis parmi les anarchistes comme un camarade. Autour du corps du grand vieillard, exposé à la Maison des syndicats, dans la salle des Colonnes, les incidents se multipliaient en dépit du tact bienveillant de Kaménev. L’ombre de la Tcheka était partout, mais une foule dense et ardente affluait, ces funérailles devenaient une manifestation significative. Kaménev avait promis la libération pour un jour de tous les anarchistes emprisonnés ; Aaron Baron et Yartchouk vinrent ainsi monter la garde autour de la dépouille mortelle. La tête glacée, le haut front dégagé, le nez fin, la barbe neigeuse, Kropotkine ressemblait à un mage endormi, tandis que des voix coléreuses chuchotaient autour de lui que la Tcheka violait la promesse de Kaménev, que la grève de la faim allait être décidée dans les prisons, que tels et tels venaient d’être arrêtés, que les fusillades d’Ukraine continuaient... Pour un drapeau noir, pour un discours, des négociations laborieuses répandaient une sorte de fureur dans cette foule
Kaménef demanda du temps et promit que les détenus arriveraient dans vingt minutes. Pendant une heure la multitude attendit dans un froid pénétrant, puis, sept hommes seulement, ceux de la prison spéciale, apparurent. La Tcheka assura à la commission que les hommes de la prison de Boutirky étaient en route, et les obsèques commencèrent, mais les détenus en question n’arrivèrent jamais.
L’orchestre de l’Opéra de Moscou joua la 1re Symphonie et la Symphonie pathétique de Tchaïkovsky que Kropotkine avait toujours aimées, et, lorsque la bière eut été emportée hors de la salle, un chœur de deux cents chanteurs de l’Opéra exécuta le Requiem, Eternel Souvenir, qui avait été chanté également pour Tolstoï.
Dans les rues un immense convoi de cent mille personnes suivait le cercueil dans sa marche de cinq milles, jusqu’au cimetière du monastère de Novo-Dévichi, au bord du fleuve, en face de ces collines aux Moineaux où, dans leur jeunesse, Herzen et Ogaref avaient juré de consacrer leur vie au peuple russe. Les drapeaux des partis politiques, des syndicats, des sociétés scientifiques et littéraires et des associations d’étudiants, entremêlés aux drapeaux noirs des groupes anarchistes, flottaient au-dessus de la foule qui marchait aux sons de la musique révolutionnaire. Seule l’Internationale ne fut pas jouée par déférence pour Kropotkine, qui détestait ce chant, qu’il comparait au grognement de chiens affamés
. Des soldats sans armes, des marins et des groupes d’enfants se mêlaient aux files ; il y avait là nombre de vieux amis de Kropotkine, tels que Véra Figner et Armand Ross qui, quarante-neuf ans plus tôt, avaient initié Kropotkine à la doctrine anarchiste. Les étudiants et les ouvriers formaient la haie, en se tenant la main, tout autour du convoi qui s’avançait dans un ordre qui s’imposait à lui-même. C’était là néanmoins la dernière grande manifestation contre la tyrannie bolchevique, et bien des gens y prenaient part autant pour réclamer la liberté que pour rendre hommage au grand anarchiste. Les drapeaux portant en lettres de feu les paroles : Où il y a autorité, il n y a pas de liberté
et Les anarchistes demandent à être libérés de la prison du socialisme
exprimaient l’état d’esprit de cette journée.
Sur le musée Tolstoï le drapeau noir anarchiste flottait en hommage à Kropotkine, et un buste drapé de crêpe du romancier était placé sur les marches, tandis qu’une musique de partisans de Tolstoï jouait la Marche funèbre de Chopin, lorsque le cortège fit halte. Devant la prison de Boutirky, il y eut un nouvel arrêt, et les détenus, à travers les barreaux des fenêtres, crièrent leur adieu.
Enfin, on arriva au cimetière, et le cercueil fut descendu dans une fosse au-dessous d’un bouleau argenté. Les orateurs s’avancèrent l’un après l’autre pour prononcer leurs discours : un étudiant, un tolstoïen, des représentants des sociaux-révolutionnaires et des mencheviks, Mostovenko au nom des bolcheviks, Emma Goldman au nom des anarchistes étrangers, et six anarchistes russes ( ... ).
Le long cortège, entouré d’étudiants faisant la chaîne en se donnant la main, se mit en marche vers le cimetière de Novo-Diévitchii, au chant des chœurs derrière des drapeaux noirs dont les inscriptions dénonçaient la tyrannie. Au cimetière, dans le limpide soleil d’hiver, une fosse avait été ouverte sous un bouleau tout argenté. Le délégué du Comité central bolchevik, Mostovenko, et Alfred Rosmer, délégué de l’exécutif de l’Internationale, tinrent un langage conciliant.
J’avais préparé mon bref discours sur mes souvenirs personnels, sur ce que Kropotkine avait été pour les hommes de ma génération, en Europe, en
Amérique, partout dans le monde, sur sa contribution importante à la doctrine de l’évolution avec L’Entraide, sur le personnage d’Autour d’une vie pour lequel on ne pouvait pas ne pas éprouver un sincère attachement. Mes paroles passèrent sans encombre, bien que je sentais qu’il n’y avait pas autour de moi que de la sympathie.
Aaron Baron, arrêté en Ukraine et qui rentrait le soir en prison —pour n’en plus jamais ressortir—, dressa sa silhouette émaciée, barbue, à lunettes d’or, pour clamer d’impitoyables protestations contre le nouveau despotisme, les bourreaux travaillant dans les caves, le déshonneur jeté sur le socialisme, la violence gouvernementale foulant aux pieds la révolution. Intrépide et véhément, il paraissait semer de nouvelles tempêtes.
Le soleil disparaissait déjà sur le bref jour d’hiver lorsque le dernier orateur termina son discours devant la multitude silencieuse rassemblée dans le cimetière, et tandis qu’on rejetait la terre sur le révolutionnaire mort, le convoi commença à se remettre en marche vers la ville, au son des airs révolutionnaires. Les anarchistes retournèrent à leur prison d’où quelques-uns ne devaient plus ressortir ; leurs camarades restés libres devinrent l’objet de persécutions continues et toujours plus intenses de la part des autorités bolcheviques. Le gouvernement, qui avait voulu honorer Kropotkine, en lui faisant des obsèques nationales, se mit à éliminer systématiquement ceux qui prêchaient ou s’efforçaient d’appliquer ses théories.
Une ville des steppes [2] et une ou deux écoles reçurent le nom du philosophe anarchiste ; la rue où se dresse le musée Tolstoï fut rebaptisé rue Kropotkine, et la vieille demeure où il était né fut remise en don par le soviet moscovite à la commission funèbre pour en faire un musée. (Chose assez étrange, la rue où elle se trouve portait le nom de Tolstoï.) Nicolas Lébédef en fut nommé administrateur, et Sophie y vécut et conduisit souvent les visiteurs à travers ses collections. Deux fois, en 1923 et en 1929, elle revint dans l’Europe occidentale. Elle resta toujours l’adversaire du gouvernement bolchevique, mais vécut sans être molestée jusqu’en 1938. (Lébédef était mort dès 1936.) Après la mort de Sophie, ce musée fut supprimé par le gouvernement, ses collections furent dispersées dans d’autres musées ; et la maison fut attribuée à l’Académie des Sciences.
Le musée Kropotkine Le musée a sept salles : la première dépeint le milieu social, les ancêtres, l’enfance et l’adolescence ; la deuxième, l’activité scientifique et révolutionnaire, la vie en Sibérie, l’arrestation, la détention à la forteresse Pierre-et-Paul et l’évasion (1867-1876) ; la troisième, la vie en Europe occidentale, le rôle joué au sein de la Première Internationale, le journal Le Révolté, l’emprisonnement à Clairvaux, la vie en France et en Angleterre, l’activité sociologique et scientifique (1876-1916). La quatrième salle est consacrée à son retour en Russie (12 juin 1917), les réceptions en Norvège, en Suède, l’arrivée à Moscou, la bienvenue des journaux, le refus d’entrer au gouvernement Kérensky, le refus d’une pension de 10 000 roubles, la vie à Dmitroff, la constitution du Comité Kropotkine (Président : Véra Figner). La cinquième salle est la reconstitution de son bureau avec ses outils et ses travaux de menuiserie et de reliure. La sixième est la chambre de deuil (maladie, mort, obsèques, adieu des travailleurs et des anarchistes). La septième et derière montre l’influence des idées de Kropotkine sur le mouvement révolutionnaire dans les divers pays : Scandinavie, pays latins, anglo-saxons, germains, asiatiques, etc. Un corridor menant à la septième salle contient le témoignage de la presse mondiale à l’occasion de sa mort. Description du Musée Kropotkine par Fernand Planche, in Kropotkine, Editions S.L.I.M., Paris, 1948. |
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