En Sibérie
Ayant été élevé dans une famille de propriétaires de serfs, j’entrai dans la vie, comme tous les jeunes gens de mon temps, avec une confiance très arrêtée dans la nécessité de commander, d’ordonner, de tracer et de punir. Mais lorsque, de très bonne heure d’ailleurs, j’eus à diriger de sérieuses entreprises et que j’eus affaire aux hommes, lorsque toute faute aurait entraîné après elle de graves conséquences, je commençai à apprécier la différence entre ce qu’on obtient par le commandement et la discipline et ce qu’on obtient par l’entente entre tous les intéressés. Le premier procédé réussit très bien dans une parade militaire, mais il ne vaut rien dans la vie réelle, lorsque le but ne peut être atteint que par l’effort sérieux d’un grand nombre de volontés convergentes. (...).
Entre dix-huit et vingt-cinq ans j’eus à élaborer d’importants projets de réforme, j’eus affaire à des centaines d’hommes dans la région de l’Amour, je dus préparer et exécuter d’audacieuses expéditions avec des moyens ridicules ; et si toutes ces choses se terminèrent avec succès, je l’attribue au seul fait que j’eus bientôt compris le peu d’importance du commandement et de la discipline dans une œuvre sérieuse. Il faut partout des hommes d’initiative ; mais une fois l’impulsion donnée, on doit mener l’entreprise, surtout en Russie, non pas militairement, mais d’une manière communiste, par l’entente entre tous. Je voudrais que tous ceux qui charpentent des plans d’organisation sociale pussent passer par l’école de la vie réelle avant de commencer à construire leurs utopies : nous entendrions alors beaucoup moins souvent parler de ces projets pyramidaux d’organisation militaire de la société.
Bien qu’alors je n’aie pas formulé mes observations en termes empruntés aux luttes des partis, je puis dire aujourd’hui que je perdis en Sibérie ma foi en cette discipline d’État. J’étais ainsi tout préparé à devenir anarchiste (...).
A Petrograd
A l’automne de 1871, comme je travaillais en Finlande, avançant lentement à pied, dans la direction de la côte, le long de la nouvelle voie ferrée, et cherchant attentivement où apparaîtraient les premières traces indubitables de l’ancienne mer post-glaciale, je reçus un télégramme de la Société de Géographie : Le Conseil vous prie d’accepter la charge de secrétaire de la Société
. En même temps, le secrétaire sortant me priait instamment d’accepter la proposition.
Mes rêves étaient réalisés. Mais depuis quelque temps d’autres pensées et d’autres désirs s’étaient emparés de mon esprit. Je réfléchis sérieusement à la réponse à faire, et je télégraphiai : Remerciements les plus sincères, mais ne puis accepter.
Mais, à cette époque, pendant mon voyage en Finlande, j’avais des loisirs (...). Au milieu de mes travaux géologiques, certainement fort intéressants, je poursuivais une idée qui parlait plus fortement à mon cœur que la géologie, et qui obsédait mon esprit.
Je voyais quelle somme immense de travail fournissait le paysan finlandais pour défricher le sol et briser les dures mottes d’argile, et je me disais : J’écrirai, je suppose, la géographie physique de cette partie de la Russie, et j’indiquerai au paysan la meilleure manière de cultiver ce sol. Ici, un extirpateur américain serait inappréciable ; là, certaines méthodes de fumure seraient indiquées par la science... Mais à quoi bon parler à ce paysan de machines américaines, quand il a à peine assez de pain pour végéter d’une moisson à l’autre, quand le fermage qu’il a à payer pour cette terre argileuse devient de plus en plus élevé à mesure qu’il réussit à améliorer le sol ? Il ronge son biscuit de farine de seigle, dur comme pierre, qu’il cuit deux fois l’an. Avec ce pain il mange un morceau de morue terriblement salée et boit du lait écrémé. Comment oserais-je lui parler de machines américaines quand tout ce qu’il peut produire, il le vend pour payer sa ferme et ses impôts ? Ce dont il a besoin, c’est que je vive avec lui, pour l’aider à devenir le propriétaire ou le libre possesseur de cette terre. Alors il lira des livres avec profit, mais non maintenant.
(...)
La science est une excellente chose. Je connaissais les joies qu’elle procure et je les appréciais peut-être plus que ne le faisaient beaucoup de mes collègues. (...)
Mais quel droit avais-je à ces nobles jouissances, lorsque, tout autour de moi, je ne voyais que la misère, que la lutte pour un morceau de pain moisi ? Tout ce que je dépenserais pour pouvoir m’attarder dans ce monde de délicates émotions, serait infailliblement pris dans la bouche même de ceux qui faisaient venir le blé et n’avaient pas assez de pain pour leurs enfants. Cela devait être pris sur le nécessaire de quelqu’un, parce que la production totale de l’humanité est encore trop peu élevée.
Le savoir est une puissance énorme. Il faut que l’homme sache. Mais nous savons déjà beaucoup de choses ! Qu’adviendrait-il si ces connaissances — et rien que ces connaissances devenaient le bien commun de tous ? La science ne progresserait-elle pas alors par bonds, et l’humanité n’avancerait-elle pas à pas de géant dans le domaine de la production, de l’invention et de la création sociale, avec une rapidité que nous pouvons à peine imaginer aujourd’hui ?
Les masses ont besoin d’apprendre ; elles veulent apprendre ; elles peuvent apprendre. (...)
Mais permettez-le leur, mais donnez-leur les moyens d’avoir des loisirs ! Voilà la direction dans laquelle je dois agir, voilà les hommes pour qui je dois travailler. Tous ces discours sonores où il est question de faire progresser l’humanité, tandis que les auteurs de ces progrès se tiennent à distance de ceux qu’ils prétendent pousser en avant, toutes ces phrases sont de purs sophismes faits par des esprits désireux d’échapper à une irritante contradiction.
Et voilà comment j’envoyai à la Société de Géographie une réponse négative. (...)
En Suisse
De Neuchâtel j’allais à Sonvilliers. Dans un vallon des monts du Jura se trouve une série de petites villes et de villages dont la population de langue française s’occupait à cette époque exclusivement d’horlogerie : des familles entières travaillaient dans d’étroits ateliers. Dans l’un d’eux, je trouvais un autre homme influent du parti, Adhémar Schwitzguébel, avec lequel je me liai, par la suite, d’une étroite amitié. Il était assis au milieu de jeunes gens qui gravaient des boîtes de montre en or et en argent. On m’invita à prendre place sur un banc ou une table et bientôt nous fûmes tous engagés dans une conversation animée sur le socialisme, le gouvernement ou la suppression de tout gouvernement et sur les congrès en perspective.
Le soir, se déchaîna une violente tempête de neige qui nous aveuglait et glaçait le sang dans nos veines, tandis que nous nous rendions au prochain village. Mais malgré la tempête, une cinquantaine d’horlogers, des gens âgés pour la plupart, arrivèrent des bourgs et des villages voisins — quelques-uns éloignés de plus de dix kilomètres, pour assister à une petite réunion extraordinaire qui avait été fixée pour ce soir-là.
L’organisation même de l’industrie horlogère, qui permet aux hommes de se connaître parfaitement l’un l’autre, et de travailler dans leurs propres maisons, où ils ont la liberté de parler, explique pourquoi le niveau intellectuel de cette population est plus élevé que celui des ouvriers qui passent toute leur vie, et cela dès l’enfance, dans les fabriques. Il y a plus d’indépendance et plus d’originalité chez les ouvriers des petites industries. En outre, l’absence de distinctions entre chefs et membres dans la Fédération Jurassienne faisait aussi que chaque membre de la fédération s’efforçait de se former sur toutes les questions une opinion personnelle et indépendante. Je vis là que les ouvriers n’étaient pas une masse menée par une minorité dont ils servaient les buts politiques ; leurs leaders étaient simplement des camarades plus entreprenants — des initiateurs plutôt que des chefs. La netteté de vue, la rectitude de jugement, la faculté de résoudre des questions sociales complexes, que je constatais chez ces ouvriers, principalement chez ceux qui étaient entre deux âges, firent sur moi une impression profonde ; et je suis fermement convaincu que si la Fédération Jurassienne a joué un rôle sérieux dans le développement du socialisme, ce n’est pas seulement à cause de l’importance des idées anti-gouvernementales et fédéralistes dont elle était le champion, mais c’est aussi à cause de l’expression que le bon sens des horlogers du Jura avait donné à ces idées. Sans eux, ces conceptions seraient restées longtemps encore à l’état de simples abstractions.
L’exposé théorique de l’anarchie tel qu’il était présenté alors par la Fédération Jurassienne, et surtout par Bakounine ; la critique du socialisme d’État — la crainte d’un despotisme économique, beaucoup plus dangereux que le simple despotisme politique — que j’entendis formuler là, et le caractère révolutionnaire de l’agitation, sollicitaient fortement mon attention. Mais les principes égalitaires que je rencontrais dans les montages du Jura, l’indépendance de pensée et de langage que je voyais se développer chez les ouvriers, et leur dévouement absolu à la cause du parti, tout cela exerçait sur mes sentiments une influence de plus en plus forte ; et quand je quittai ces montagnes, après un séjour de quelques jours au milieu des horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées. J’étais anarchiste. (...)