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Kropotkine - Une vie, une pensée - La Conquête du pain

mercredi 30 novembre 2022, par Philippe Boubet (CC by-nc-sa)

L’anarchie mène au communisme, et le communisme mène à l’anarchie, l’un et l’autre n’étant que l’expression de la tendance prédominante des sociétés modernes, la recherche de l’égalité. (...) C’est la synthèse des deux buts poursuivis par l’humanité à travers les âges : la liberté économique et la liberté politique. [1].

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La réflexion sur le communisme anarchiste est amorcée, en 1876 et 1880, au sein des sections suisses et italiennes de l’Association internationale des travailleurs (AIT) à partir des thèses publiées par James Guillaume dans Idées sur l’organisation sociale [2]. C’est sous l’influence de militants tels que Dumartheray, Brousse et Reclus qui avaient participé aux débats les années précédentes, que Kropotkine s’y rallie [3]. Il en devient alors le propagandiste infatigable.

Lors du congrès de la Fédération jurassienne de 1880, Kropotkine, soutenu par Reclus et Cafiero, propose l’adoption des principes du communisme anarchiste. Il présente ainsi sa position [4] reprise dans la « Résolution sur la question du programme », adoptée par le congrès : Nous voulons le collectivisme avec toutes ses conséquences logiques : non seulement au point de vue de l’appropriation collective des moyens de production, mais aussi de la jouissance et de la consommation des produits. [5].

1. Kropotkine et le communisme anarchiste.

Le programme de Kropotkine repose sur trois axes fondamentaux :

— la primauté des besoins : Que tout soit à tous, en réalité comme en principe, et qu’enfin dans l’histoire il se produise une révolution qui songe aux besoins du peuple avant de lui faire la leçon sur ses devoirs. [6] ;

— l’expropriation : Ceci ne pourra s’accomplir par décrets, mais uniquement par la prise de possession immédiate, effective, de tout ce qui est nécessaire pour assurer la vie de tous [6] ;

— assurer l’essentiel à chacun par le communisme intégral : Notre tâche, à nous, sera de faire en sorte que dès les premiers jours de la révolution, et tant qu’elle durera, il n’y ait pas un seul homme sur le territoire insurgé qui manque de pain [6].

2. La primauté des besoins.

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Pour Kropotkine, il est nécessaire de repenser complètement l’organisation de l’activité économique si l’on veut que la révolution puisse répondre aux aspirations du plus grand nombre. On dira, peut-être, (...) qu’avant de satisfaire des besoins il faut créer ce qui peut les satisfaire ; qu’il faut produire pour consommer. Mais avant de produire quoi que ce soit, ne faut-il pas en sentir le besoin ? (...) N’est-ce pas aussi l’étude des besoins qui devrait gouverner la production ? Il serait donc, pour le moins, tout aussi logique de commencer par là et de voir ensuite, comment il faut s’y prendre pour subvenir à ces besoins par la production. (...) Mais dès que nous l’envisageons à ce point de vue, l’économie politique change totalement d’aspect (...) on peut la définir, l’étude des besoins de l’humanité et des moyens de les satisfaire avec la moindre perte possible des forces humaines.  [6].

Ce renversement de perspective de l’activité économique réintroduit un facteur fondamental de rupture avec la logique productiviste du système économique capitaliste : en finir avec la division de l’homme en deux entités séparées et contradictoires, le producteur et le consommateur. Dès lors, le problème d’une gestion de l’économie qui satisfasse véritablement les besoins du plus grand nombre ne se pose plus seulement en termes de répartition plus équitable entre tous ou, éventuellement, de réorientation partielle de la production ; il dépend en fait :

— de la mise en œuvre de la production, avec la moindre perte possible de forces humaines, de la plus grande somme possible des produits les plus nécessaires au bien-être de tous. [6] ;

— de la manière dont seront répartis les fruits du travail collectif ;

— du statut de la propriété des instruments de production.

3. Echange inégal et travail forcé.

Avant d’analyser plus avant les propositions de Kropotkine, il est nécessaire de revenir sur l’analyse qu’il fournit de l’organisation capitaliste de la production et des liens qui unissent le travail et la valeur des marchandises produites.

Kropotkine constate que la relation entre valeur et travail est une relation complexe, car si l’on peut dire qu’en général la valeur d’échange  [7] grandit, si la quantité de travail nécessaire est plus grande, [peut-on en conclure] que par conséquent ces deux quantités sont proportionnelles, que l’une est la mesure de l’autre (...). [Et] si c’était ainsi sous le régime de l’échange primitif, ce n’est plus le cas sous le régime capitaliste. (...) Le régime capitaliste du travail forcé et de l’échange en vue du profit détruit ces simples rapports... [8].

L’organisation capitaliste de la production se caractérise donc par :

• l’échange en vue du profit : en effet, les capitalistes entendent recevoir, non une quantité de travail en rapport avec le taux de salaire qu’ils paient, mais bien, indépendamment du niveau de ce salaire, le maximum de travail que puisse fournir l’ouvrier. En un mot, ils prétendent acheter non une quantité de travail, égale à la somme qu’ils déboursent, mais la force de travail intrinsèque de l’ouvrier. [9] ;

• le travail forcé : l’échange capitaliste entre quantité de travail et salaire se caractérise aussi par le fait qu’il s’impose aux travailleurs — sans possibilité de refus. Trait caractéristique du capitalisme, le régime du travail forcé repose sur la dépossession d’une classe sociale entière des instruments de production, dépossession qui contraint cette classe à accepter l’échange inégal sous peine de mourir de faim. En effet, la plus-value existe seulement parce que des millions d’hommes n’ont pas de quoi se nourrir, à moins de vendre leur force et leur intelligence à un prix qui rendra le profit net ou la plus-value possible. [10]

Pour Kropotkine, le mal est dans ce qu’il peut y avoir une plus-value quelconque, au lieu d’un simple surplus non consommé par chaque génération (...). Mais ce mal durera tant que ce qui est nécessaire à la production sera la propriété de quelques-uns seulement. [11]

4. L’expropriation.

L’une des premières tâches de la révolution, pour Kropotkine, devra donc être la mise en commun des instruments de production. L’expropriation doit porter sur tout ce qui permet à qui que ce soit — banquier, industriel ou cultivateur — de s’approprier le travail d’autrui. (...) Nous ne voulons pas dépouiller chacun de son paletot ; mais nous voulons rendre aux travailleurs tout ce qui permet à n’importe qui de les exploiter : et nous ferons tous nos efforts pour que, personne ne manquant de rien, il n’y ait pas un seul homme qui soit forcé de vendre ses bras pour exister, lui et ses enfants. (...) Il y a en effet, dans nos sociétés, des rapports établis qu’il est matériellement impossible de modifier si on y touche seulement en partie. Les divers rouages de notre organisation économique sont si intimement liés entre eux qu’on n’en peut modifier un seul sans les modifier dans leur ensemble (...). Tout se tient dans nos sociétés, et il est impossible de réformer quoi que ce soit sans ébranler l’ensemble. Du jour où on frappe la propriété privée sous une de ses formes — foncière ou industrielle —, on sera forcé de la frapper sous toutes les autres. Le succès même de la révolution l’imposera. [11]

5. Le travail est fait social.

Abordant le problème de la répartition du produit collectif fondé sur le travail de chacun, Kropotkine fournit un certain nombre de remarques qui mettent en évidence :

• l’iniquité d’une hiérarchie des salaires fondée sur une hiérarchie objective basée sur des différences de qualification : Si l’ingénieur, le savant et le docteur sont payés aujourd’hui dix ou cent fois plus que le travailleur (...) ce n’est pas en raison de leurs frais de production. C’est en raison d’un monopole de l’éducation ou du monopole de l’industrie. [Ils] exploitent tout bonnement un capital — leur brevet (...). L’échelle des salaires est un produit très complexe des impôts, de la tutelle gouvernementale, de l’accaparement capitaliste, du monopole — de l’État et du capital en un mot.

• la difficulté à évaluer l’utilité sociale d’un travail donné : La durée de temps donnée à un travail quelconque ne donne pas la mesure de l’utilité sociale du travail accompli. Car, dès qu’il y a échange, la valeur d’un objet dépend surtout du degré de satisfaction des besoins de la société prise dans son ensemble. La valeur est fait social (...), elle a un double aspect : le côté peine et le côté satisfaction, l’un et l’autre conçus dans leur aspect social et non individuel. [12]

6. Le communisme intégral.

L’utilité sociale du travail de chacun ne peut donc être évaluée, car il ne peut y avoir de mesure exacte de la valeur (...) par rapport à la production (...). Ce serait ignorer jusqu’à quel point tout travail de l’homme est le résultat des travaux antérieurs et présents de la société entière [13]. En définitive, aucune distinction ne peut être faite entre les œuvres de chacun. Une chose demeure : placer les besoins au-dessus des œuvres et reconnaître le droit à la vie d’abord, à l’aisance ensuite, pour tous ceux qui prendront part à la production. En un mot : prise au tas de tout ce que l’on possède en abondance ! Rationnement de tout ce qui doit être mesuré, partagé ! [13].

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Il va de soi que ce que Kropotkine définit ici est un principe, au même titre que Ricardo ou Proudhon définissaient la valeur des biens par la quantité de travail contenue en eux.

7. Approfondir les apports de Kropotkine.

Dans l’expression de sa conception du communisme anarchiste, Kropotkine ne parvient pourtant pas à éviter certains travers qui en limitent la portée. Son œuvre n’a pas le caractère de théorie générale qu’on lui a attribué [14]. En effet, son analyse sociale postule une croyance exagérée dans les bienfaits de la science moderne — mais c’est là le travers d’une époque —, elle procède par trop d’une approche issue des sciences naturelles, et méconnaît gravement la spécificité de la démarche des sciences sociales : bien que très sévère avec le fatalisme marxiste, [il tombe lui-même] dans le fatalisme mécaniste bien plus paralysant. [15].

Trop souvent aussi, il n’approfondit pas les concepts qu’il utilise. Cette absence de développement systématique est liée, dans une certaine mesure, à sa propre conception anarchiste dans laquelle l’élan vital populaire constitue l’âme de la révolution... [De plus,] certaine hâte, certaines lacunes, certaines simplifications de problèmes complexes ne sont pas seulement dus à sa forme d’esprit, mais aussi à l’impossibilité matérielle de développer ses propres points de vue [16] qui ont presque toujours été écrits pour des journaux ou des brochures de propagande. La volonté d’être accessible à tous l’amène aussi — et trop souvent — à multiplier les exemples précis pour fonder son argumentation, ce qui aujourd’hui donne indéniablement un cachet vieillot à ses ouvrages.

Il nous faut aussi ajouter que ces travers furent accentués par l’attitude des anarchistes de l’époque dont beaucoup ont cru posséder enfin un système définitif et irréfutable [17] : durant de nombreuses années (...), la plupart d’entre eux ne firent, sur le plan de la théorie et de la propagande, qu’étudier et répéter Kropotkine. [18] Il n’en demeure pas moins que les concepts du communisme anarchiste développés par Kropotkine représentent un apport fondamental pour l’anarchisme. Il importe donc de dépasser une élaboration de la pensée qui se prête difficilement à la conceptualisation et le piège des vulgarisations simplistes, afin d’en sortir les concepts clefs.


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[1P. Kropotkine, La conquête du pain, Editions du Monde libertaire, Paris, 1975. Texte également disponible en ligne sur le site La Bibliothèque anarchiste

[2Il s’agissait d’une étude très réfléchie, tenant compte de l’évolution. Entre le collectivisme (rétribution selon le travail fait) et le communisme (la libre consommation), Guillaume insistait sur les quantités disponibles, limitées ou abondantes, qui permettraient de passer d’une consommation limitée à une liberté plus grande de la consommation. Il ne promettait pas un communisme immédiat, mais un communisme auquel on serait parvenu en créant l’abondance. (J. Guillaume, Histoire de l’Anarchisme).

[3P. Kropotkine, « La commune de Paris » (article paru dans Le Révolté du 20 mars 1880).

[4Kropotkine précise que lorsque l’internationale adopta le terme de collectivisme, [elle] disait ainsi qu’elle voulait la mise en commun du capital social, et la liberté complète des groupes d’introduire telle répartition des produits du travail qu’ils trouveraient le mieux approprié aux circonstances. (...) Aujourd’hui, cela signifierait (..) la mise en commun des instruments de travail, mais la jouissance individuelle des produits. D’autres vont encore plus loin et cherchent à limiter le capital social qui devrait être mis en commun : ce ne serait que le sol, les mines, les forêts, les voies de communication. (...) Il serait temps de mettre fin à ce malentendu et pour cela il n’y a qu’un moyen c’est d’abandonner le mot de collectivisme et de se déclarer franchement communistes, en faisant ressortir la différence qui existe entre notre conception du communisme anarchiste et celle qui fut répandue par les écoles mystiques et autoritaires d’avant 1848. (cf. Le Révolté du 17 octobre 1880).

[5Cf. compte-rendu du congrès de La Chaux-de-Fonds, paru dans Le Révolté du 17 octobre 1880.

[6La conquête du pain, op. cd.

[7Celle-ci, en régime capitaliste, se matérialise par le prix de vente des marchandises (NDA).

[8P. Kropotkine, La science moderne et l’anarchie.

[9E. Pouget, Le sabotage.

[11 La conquête du pain, op. cit.

[12L’Anarchie, sa philosophie..., op cit.

[13La conquête du pain, op. cit.

[14M. Nettlau, Histoire de l’Anarchie.

[17Histoire de l’Anarchie, op. cit.

[18Pierre Kropotkine, souvenirs..., op. cit.