On a peine à évaluer l’apport de Kropotkine à la connaissance de la Grande Révolution. Comment un spécialiste de sciences naturelles et de géographie, militant politique par ailleurs, et russe de surcroît aurait trouvé le temps et la capacité d’étudier la principale révolution française ? Pourtant les faits sont là, La Grande Révolution est un ouvrage essentiel, salué à sa sortie en 1909 et qui reste largement valable.
Kropotkine était déjà reconnu pour ses travaux lors du centenaire de la Révolution française et des historiens officiels, comme Aulard, ne manquaient pas de lui rendre hommage tout comme à James Guillaume (auteur du livre Etudes révolutionnaires, plus événementiel). Sans s’attarder sur la correspondance, on peut se faire une idée du travail minutieux de Kropotkine par la lecture de ses brochures. Dans L’esprit de révolte, paru en 1881, il écrit par exemple Quant aux insurrections qui précédèrent la révolution et se succédèrent pendant la première année, le peu que j’ai pu en dire dans cet espace restreint est le résultat d’un travail d’ensemble que j’avais poursuivi en 1877 et 1878 au British Museum et à la Bibliothèque nationale, travail que je n’ai pas encore terminé, et où je me proposais d’exposer les origines de la révolution et d’autres mouvements en Europe
[1]. Kropotkine donne fréquemment des bibliographies sur la Révolution mais conseille d’aller aux sources. Il n’y a qu’un moyen, celui de s’adresser aux archives ou malgré l’extermination des papiers féodaux, ordonnée par la Convention, on finira certainement par trouver des faits très importants
[1].
Dès le début, Kropotkine se place parmi ceux qui cherchent les faits et non les conclusions formulées d’avance
[2]. En 1893 paraît une brochure de 39 pages, La Grande Révolution qui est une ébauche du futur livre. Celui-ci est publié en 1909 chez Stock (749 pages). Notons que Kropotkine ne cessera de parsemer ses essais théoriques de réflexions sur 1789 comme dans L’action anarchiste dans la révolution et ne considérera jamais son travail achevé. Au soir de sa vie, en 1918, il écrit encore de Russie : J’ai les yeux très fatigués par la correction des épreuves de Mémoires d’un révolutionnaire et de La Grande Révolution
.
Le résultat est à la hauteur de la tâche, le livre a été salué par les révolutionnaires les plus divers. Aujourd’hui encore, il est tout à fait solide sur le plan scientifique, dans les limites où l’Histoire peut être une science. Nous n’avons pas l’intention de faire ici la paraphrase de La Grande Révolution, ou même de le résumer. Il nous semble plus intéressant de tenter d’en dégager les grands axes de réflexion et de les comparer avec les recherches plus récentes sur la Révolution.
Les raisons de l’intérêt de Kropotkine sont évidentes : le mouvement ouvrier de la seconde moitié du XIXe siècle est encore imprégné par le souvenir de 1789 (et de 1793). Que l’on songe, par exemple, aux multiples références que fait la Commune de 1871 (tout en affichant aussi des idées plus novatrices). Kropotkine n’hésite pas à souligner les prolongements de 1789 dans la Première Internationale : Il y a filiation directe depuis les Enragés de 1793 et le Babeuf de 1795 jusqu’à l’Internationale
[3].
Le théoricien anarchiste va plus loin. Si la Révolution française n’a pas vraiment atteint le radicalisme souhaité, dans la pratique elle s’est rapprochée à certains moments de nos idées. On voit que les principes anarchistes qu’exprima quelques années plus tard Godwin, en Angleterre, datent déjà de 1789, et qu’ils ont leur origine, non dans des spéculations théoriques, mais dans les faits de la Grande Révolution
[4]. Cette tendance à annexer des événements qui ont eu lieu avant la naissance du mouvement anarchiste [5] se retrouve chez Jean Grave ou Proudhon. On peut la discuter car ne risque-t-on pas ainsi de manquer de recul et de ne pas tenir compte du contexte de l’époque ? L’historien moderniste F. Furet ne manque pas d’expédier Kropotkine en une simple note de bas de page : La référence
[6]. Sans s’attarder sur ce que cette place donnée à Kropotkine a de condescendant, il faut combattre ce genre d’argument. Contrairement à toute une tradition républicaine chez les historiens qui considèrent la Révolution comme un « bloc » (le mot est de Clémenceau), Kropotkine ne traite pas ceux qui critiquent 1789 ou 1793 de parti-pris anti-national ou de contrerévolutionnaires. Bien au contraire, il ne cesse de critiquer les horreurs de la dictature jacobine tout comme la politique des notables. Ainsi, à propos de la Vendée qui semble être aujourd’hui la panacée de la polémique historique, Kropotkine écrivait déjà en 1914 : maternelle
est courante au XIXe siècle, on la trouve notamment chez Michelet et KropotkineLes jacobins... donnaient le coup de grâce à la possession communale du sol, ils faisaient des lois draconiennes contre les Vendéens par milliers plutôt que de se donner la peine de comprendre leurs institutions populaires
[7]. Kropotkine ne cherche pas non plus à trancher entre Danton et Robespierre ou tout autre tribun, il préfère une analyse en profondeur. Son but, il l’explique très clairement : L’histoire parlementaire de la Révolution, ses guerres, sa politique et sa diplomatie ont été étudiées et racontées dans tous les détails. Mais l’histoire populaire de la Révolution reste encore à faire. Le rôle du peuple des campagnes et des villes dans ce mouvement n’a jamais été raconté ni étudié dans son entier
[8]. L’intention de Kropotkine est de faire progresser la connaissance historique, dans une perspective révolutionnaire.
Il souligne le rôle trop négligé à son avis de la paysannerie. Pendant la Révolution anglaise, les paysans n’eurent pas l’audace de leurs successeurs français. C’est pourquoi l’Angleterre se limita à admettre les libertés individuelles, tout en réduisant les paysans à la misère par le consensus économique entre noblesse et bourgeoisie. Il en alla tout autrement en France : Le soulèvement des paysans pour l’abolition des droits féodaux et la reprise des terres communales, enlevées aux communes villageoises depuis le XVIIIe siècle par les seigneurs laïques et ecclésiastiques, c’est l’essence même, c’est le fond de la Grande Révolution. Là-dessus vient se greffer la lutte de la bourgeoisie pour ses droits politiques. Sans cela, la révolution n’eût jamais eu la profondeur qu’elle atteignit en France
[9].
Un processus de grignotement des terres communales (c’est-à-dire possédées par la communauté) avait commencé sous la monarchie, soit par endettement des communautés, soit par expropriation. La révolution bourgeoise voulut leur donner le coup de grâce. Le 1er août 1791, l’Assemblée autorisa la mise en vente de ces terres qui furent souvent raflées par les notables mais cela entraîna des luttes, celle des paysans pauvres contre les riches et même celle de villages contre les acheteurs venus des villes. Certaines études sont venues confirmer la thèse de Kropotkine. Nous nous permettons de préciser que ce mécontentement social a certainement joué dans le développement de la contre-révolution chouanne ou auvergnate dirigée contre les villes. Si les paysans luttèrent pour défendre leurs solidarités, ils contribuèrent aussi à détruire les droits féodaux. Car, comme le montre l’analyse des cahiers de doléances, la noblesse était prête à sacrifier ses privilèges de rang devenus archaïques mais pas ceux touchant à la terre [10]. II fallut l’irruption des paysans dans le cours révolutionnaire. Cet aspect a été longtemps négligé par les historiens pour qui le combat rural ne pouvait être que « dépassé », non inscrit dans le « sens de l’histoire ». Il est vrai que l’ostracisme que subit Kropotkine au XXe siècle chez les universitaires —ses contemporains étaient plus ouverts— a contribué à ce retard. On attribue, par exemple, la découverte de la « voie paysanne » au marxiste Georges Lefebvre entre 1924 et 1933 (On connaît le thème essentiel de l’œuvre de G. Lefebre en matière d’histoire agraire : l’existence, dans le cadre de la Révolution française, d’une révolution paysanne autonome par ses origines et ses procédés, par ses crises et ses résultats
[11]), alors que Kropotkine ne disait pas autre chose des années auparavant ! Sans se faire des défenseurs acharnés du droit d’auteur, il serait bon que le penseur anarchiste retrouve la place qui lui est due.
Il est certain que le rôle des communautés villageoises doit être nuancé selon les régions. Kropotkine, lui-même, ne fait pas de généralisation : Tout cela, bien entendu, avec l’infinie variété des situations dans les diverses parties de la France
. Le prolongement de la recherche de Kropotkine serait d’établir une géographie complète des situations paysannes dans la révolution.
Dans les villes, il y eut également un mouvement populaire moins radical peut-être, selon Kropotkine, mais qui s’est incarné dans la « révolution communaliste ». Evidemment il ne faut pas généraliser, Kropotkine cite surtout Paris et l’est de la France. Le 13 juillet, Paris s’était donné sa commune. Les assemblées locales d’électeurs prirent l’initiative de s’organiser sans attendre une loi municipale de la Convention. Les districts, complétés par les sections, se mirent à gérer une partie de la ville. Les districts devaient disparaître. Mais ils restèrent et s’organisèrent eux-mêmes, de leur propre initiative, comme organes permanents de l’administration municipale, en s’appropriant diverses fonctions et attributions qui appartenaient auparavant à la police, ou à la justice, ou bien encore à différents ministères de l’Ancien Régime
[12]. C’est ainsi que la Commune nommait les juges, répartissait l’impôt. Ce fut elle l’âme du 10 août 1792 qui renversa la monarchie. Cependant, il faut nuancer l’analyse un peu optimiste de Kropotkine qui fait de la Commune le vrai foyer et la vraie force de la révolution, celle-ci ne conserva sa vigueur qu’autant que vécut la commune
[12]. C’est vrai dans son principe, mais assez différent du point de vue social. Si la commune de l’An II (après le 10 août) se démocratisa dans sa composition sociale, l’intelligentsia jacobine rafla tous les postes clés. G. Rudé note que les avocats et les journalistes, bien qu’en minorité, détenaient les postes importants
[13], ce qui eut pour conséquence que à part les droits politiques formels, les sans-culottes avaient peu bénéficié de la révolution d’août. La nouvelle Commune, qui avait dirigé l’insurrection avec leur participation active, n’était pas de leur création ni créée à leur image
[3].
Une minorité de la Commune suivait Jacques Roux pour défendre les revendications populaire [14]. La dictature de Robespierre s’accompagna d’un noyautage, les derniers responsables furent d’une médiocrité rare mais dociles. Ce fut d’ailleurs la seule structure qui prit parti pour Robespierre lors de sa chute. Quant aux sans-culottes, privés de la Commune puis des clubs, ils tentèrent d’échapper à l’appareil jacobin en développant les sociétés sectionnaires qui cherchèrent à se fédérer jusqu’à leur dissolution au printemps de l’An II. Kropotkine remarque avec justesse l’influence nocive de l’État. Le pouvoir limita les assemblées de sections, retira les fonctions administratives mais il tendit à faire de la lutte de l’État contre la Commune une lutte extérieure. Il faut bien admettre que celle-ci fut aussi victime de son recrutement social et de son auto-bureaucratisation, portant en elle certaines conditions de son échec. Si nous tenons à faire cette nuance, c’est parce que cela a eu tendance à se reproduire lors d’autres révolutions. Or la force créatrice d’une révolution ne se trouve pas seulement dans l’enthousiasme, mais aussi dans la vigilance à l’égard de ceux qui se prétendent ses représentants.
Cependant Kropotkine n’idéalise pas les idées de 1789 : Tandis que, chez la bourgeoisie instruite, les idées d’affranchissement se traduisaient par tout un programme d’organisation politique et économique, on ne présentait au peuple que sous la forme de vagues aspirations les idées d’affranchissement et de réorganisation économiques. Souvent ce n’étaient que de simples négations. Ceux qui parlaient au peuple ne cherchaient pas à définir la forme concrète sous laquelle ces desiderata ou ces négations pourraient se manifester. On croirait même qu’ils évitaient de préciser. Sciemment ou non, ils semblaient se dire :
[15].A quoi bon parler au peuple de la manière dont il s’organisera plus tard ! Cela refroidirait son énergie révolutionnaire, qu’il ait seulement la force de l’attaque, pour marcher à l’assaut des vieilles institutions. Plus tard on verra comment s’arranger
. Combien de socialistes et d’anarchistes procèdent encore de la même façon !
Kropotkine étudie ces défauts idéologiques en citant les textes radicaux qui circulaient dans le peuple. A l’époque où Kropotkine écrit, on ne connaît pas Jacques Roux, Varlet, Claire Lacombe ou Sylvain Maréchal (et encore mal aujourd’hui, malgré les efforts méritoires d’historiens comme Dommanget). Dans La Grande Révolution, il nous les fait découvrir avec la documentation dont il dispose mais en se situant dans le débat sur les tendances primitives de « communistes » ou « anarchistes » (comme Sylvain Maréchal) qui seraient apparues en 1789. Aujourd’hui, nous n’avons plus besoin d’établir un héritage. Depuis Kropotkine, le mouvement libertaire a de véritables points de référence, comme l’Ukraine ou l’Espagne 36. La Grande Révolution nous intéresse comme leçon et plus tellement comme filiation ! De toute façon, malgré sa méthodologie, Kropotkine reconnaît les faiblesses théoriques des militants de 1789. Le principal intérêt, note-t-il, c’est que certains comme les Enragés se radicalisaient dans l’action et non par des spéculations théoriques gratuites. Mais ce ne fut pas suffisant, tandis que la bourgeoisie marchait d’un pied ferme et décidé à la constitution de son pouvoir politique dans un État qu’elle cherchait à modeler à ses intentions, le peuple hésitait
[15].
Au moment de tirer le bilan de la Grande Révolution, Kropotkine retient des aspects positifs. Il y a tout d’abord l’abolition du pouvoir absolu, la fin de l’arbitraire royal (qui n’est plus une base sociale). Proudhon avait lui aussi insisté sur cet acquis indiscutable de 1789 [16]. Mais ce qui semble tout aussi important à Kropotkine et dont on a oublié les conséquences pour le XIXe siècle, c’est l’abolition du servage. L’élan avait été donné et l’institution du servage avait reçu un coup mortel. On l’abolit en Italie et en Espagne, malgré le triomphe temporaire de la réaction. Grièvement atteint en Allemagne dès 1811, il disparut définitivement en 1848. La Russie se vit forcée d’émanciper ses serfs en 1861, et la guerre de 1878 mit fin au servage dans la péninsule des Balkans (...) Les historiens négligent ce fait. Plongés dans les questions politiques, ils n’aperçoivent pas l’importance de l’abolition du servage, qui est cependant le trait essentiel au XIXe siècle. Les rivalités entre nations et les guerres qui en furent la conséquence, la politique des grandes puissances, dont on s’occupe tant, tout cela dérive d’un grand fait : l’abolition de la servitude
[17].
Malgré les réactualisations que l’on doit faire à l’œuvre de Kropotkine (et qu’il n’a cessé de faire de son vivant), il faut connaître son apport. Kropotkine a longuement mûri cette étude générale de la Révolution française, tâche difficile en raison de la complexité de l’événement. Avec le recul, on s’aperçoit qu’il a été plus novateur, qu’il est moins dépassé que Michelet, Jaurès ou Tocqueville par exemple. Sa perspective originale, la voie populaire et non institutionnelle de La Grande Révolution en fait encore un livre d’initiation. Cela n’empêche pas de continuer à rechercher des explications qui sont autant d’enseignements pour le mouvement révolutionnaire. A l’approche du bicentenaire, il reste un esprit de communion —même minimal— chez les démocrates. Mais les enjeux de 1789 se sont un peu atténués. On peut enfin débattre, critiquer sans se faire museler pour crime de lèse-nation. Kropotkine avait d’ailleurs commencé à le faire, mais avec les contraintes de son époque. 1789 n’est plus pour nous que ce qui aurait pu être. L’Histoire continue.