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Qu’est-ce que l’anarchisme ?

dimanche 25 septembre 2022, par Nicolas Walter (CC by-nc-sa)

L’anarchisme est l’idéologie des anarchistes ; les anarchistes sont les partisans de l’anar­chie ; l’anarchie (du grec « anarkhia ») est l’absence de gouvernement, l’absence d’autorité instituée, l’absence de chefs permanents dans un groupe humain.

On peut interpréter l’anarchie de façon négative ou positive. Elle est souvent condamnée sous le prétexte qu’elle mène au chaos, que la liberté dépend de l’autorité, que la société dépend de l’État, que l’ordre dépend d’autres ordres, les règles de gouvernants et la loi de législateurs. Elle peut, tout au contraire, être positivement attendue car elle permettrait à la société de se libérer du joug de l’État et à l’humanité de l’autorité tout en encourageant la spontanéité, l’autogestion, l’entraide et la liberté authentique. L’anarchisme est la théorie politique de ce que nous appellerons l’anarchie positive.

Une vieille idée

William Godwin

Des comportements favorables à l’anarchie ont existé pendant plus de deux mille ans et bien avant que ne surgisse l’anarchisme. Des écrivains dissidents de la Grèce et de la Rome antiques, de la Chine et de l’Inde anciennes ont condamné l’autorité et réclamé l’anarchie. Plus près de nous, des au­teurs comme William Godwin en 1793 ou Max Stirner en 1844, par exemple, ont réfléchi sur l’anarchie. Des mouvements insurrectionnels et des communautés utopistes ont, à travers l’histoire, aboli les formes tra­ditionnelles de gou­vernement sans en adopter de nouvelles, du moins pendant un temps. Des expériences marquantes ont été initiées en Europe et en Amérique au XVIIIe et au XIXe siècles. Mais l’évolution de la théorie et des pratiques anarchistes au sein d’une idéologie anarchiste cohérente et un mouvement anarchiste permanent dépendaient d’une étroite adéquation entre les idées et les actes.

L’idéologie anarchiste est basée sur quatre assertions :

 scientifique : la société peut exister sans gouvernement ;
 esthétique : la société serait meilleure sans gouvernement ;
 éthique : nous aurions intérêt à travailler pour construire une société sans gouverne­ment ;
 tactique : mieux vaut affaiblir l’autorité aujourd’hui plutôt que demain.

Le mouvement anarchiste est fondé sur quatre éléments :

 économique : contre le monopole de la propriété ;
 politique : contre le monopole de l’autorité ;
 social : pour la construction d’une so­ciété basée sur la liber­té, l’égalité et la fraternité authentiques ;
 individuel : pour la suppression de l’au­torité dans les rapports quotidiens.

L’idéologie anarchiste s’est développée dans le contexte des mouve­ments révolutionnaires, en Europe et en Amérique du Nord, allant du XVIIe au XIXe siècle. Le mouvement anarchiste est né des révolutions survenant en France de 1789 à 1871 et de la montée, en parallèle, des mouvements socialistes en Europe occidentale. Lors des révolutions anglaise, américaine et française, les révolutionnaires les plus radicaux se sont opposés à l’Ancien Régime, mais également au nouveau. Ils ont revendiqué, pour ceux qui constituaient la classe la plus pauvre et la plus nombreuse, l’émancipation de toute forme d’oppression. Ils furent condamnés et on les rejeta en les traitant d’anarchistes. Finalement, certains d’entre eux décidèrent d’adopter cette dénomination mais dans un sens positif.

descriptif

En 1840, Proudhon fut le premier à revendiquer l’appellation d’anarchiste et, pendant la période révolutionnaire allant de 1848 à 1851, d’autres écrivains français suivirent son exemple, voire allèrent plus loin dans leurs démarches. C’est seulement aux environs de 1870 qu’émergea un mouvement anarchiste, suite à la scission intervenant au sein de l’Association internationale des travailleurs (AIT) entre partisans de Marx et de Bakounine. Les sections antiautoritaires se revendiquèrent du collectivisme, mais les marxistes les expulsèrent de l’ AIT en les traitant d’anarchistes. Plusieurs congrès internationaux ont, à partir de 1880, entériner la scission d’avec le reste du mouvement socialiste.

Anarchisme (s) ...

La théorie anarchiste, en tant que telle, s’est doublement imprégnée des thèses égalitaires du socialisme et des thèses libertaires du libéralisme. Les débats concernant l’anar­chisme ont d’abord concerné les exilés français de la Commune de Paris, mais des exilés d’autres pays les rejoignirent. C’est en Suisse francophone que ce mouvement dissident a vu le jour pour s’étendre ensuite à a France, mais aussi à d’autres pays d’Europe, d’Amérique et d’Asie. On retrouvera plus tard, avec l’anarcho-syndicalisme, cette influence française, ainsi qu’au sein d’autres courants tel le situationnisme dérivé d’un mélange de critique culturelle et d’un marxisme dissident.

Plusieurs variantes de l’anarchisme sont apparues par la suite mais les différences entre elles sont si importantes qu’il serait plus exact de parler de plusieurs anarchismes. Au départ, l’anarchisme était une forme de socialisme basée sur l’organisation de la classe ouvrière, rurale et urbaine, œuvrant pour une révolution sociale et politique, qui reposait sur l’insurrection de masse et la destruction violente du système existant. Rejetant la démocratie parlementaire ou la dictature d’un parti politique, il cherchait à établir une société libre et égalitaire dans laquelle le gouvernement des hommes était remplacé par l’administration des choses et dans laquelle l’État était volontairement aboli plutôt qu’abandonné à son dépérissement.

Louise Michel (Illustration : Kontrapatria)

Cette variante de l’anarchisme fut au début collectiviste, envisageant la possession commune des instruments de travail mais la répartition individuelle des fruits de ce dernier selon le principe de chacun selon ses capacités à chacun selon ses moyens. Elle deviendra rapidement communiste en préférant la possession et l’administration communes de toute l’économie et se basera sur le principe de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins. Le communisme anarchiste, qui devint la tendance la plus importante au sein du mouvement anarchiste organisé, tenta de propager les idées et actions anarchistes au-delà de la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière vers la libération de la société dans son ensemble, incluant femmes et enfants, éducation et culture, crime et dissidence.

... l’anarchisme est multiple

L’anarcho-syndicalisme, qui émergea —par un retour aux origines socialistes de l’anarchisme et par une influence plus grande des tendances libertaires au sein du mouvement syndicaliste révolutionnaire—, se recentra sur le monde du travail, en donnant la priorité aux méthodes de lutte sur le lieu de travail, aux formes d’action directe, à la structure des syndicats ouvriers et à la restructuration de la société par la réorganisation du travail. Malgré cela, continuait toujours à exister de fortes tendances favorables au mutuellisme, qui préféraient maintenir des entreprises coopératives de petite taille —plutôt que développer une industrie et une agriculture collective à grande échelle— tout cela aidée par une distribution décentralisée. Ces tendances n’étaient pas nécessairement favorables à l’abolition révolutionnaire de l’autorité ou de la propriété ni à s’orienter vers le collectivisme ou le communalisme. Elles préféraient une réalisation de la vie libertaire dans le cadre de communautés ou de petits collectifs indépendants plutôt qu’à l’échelle globale de la société.

A la même période existaient également, au sein du mouvement socialiste révolutionnaire de fortes tendances favorables au communisme des conseils, c’est-à-dire une forme d’organisation dans laquelle les composantes de la société seraient administrées par des conseils égalitaires et libertaires. Il était supposé, après la révolution sociale, que toutes les composantes de la société, à quelque niveau que ce soit, seraient reliées entre elles selon les principes fédéralistes, sans hiérarchie ni bureaucratie ; que les discussions seraient menées par des délégués révocables plutôt que par des représentants permanents ; que les décisions seraient prises par libre consentement basé sur un consensus général plutôt que par une imposition légale suivant un vote majoritaire.

Ni Dieu ni maître... ni égoïsme

Il y a toujours eu une tendance très forte au sein de l’anarchisme tournée vers l’indi­vidualisme qui se préoccupait non pas tant de l’émancipation de la société de l’État, mais plutôt de celle de l’individu vis-à-vis de la société. Cela pouvait même aller jusqu’à une glorification de l’ego tournée vers l’égoïsme ou vers un rejet négatif du monde extérieur s’orientant vers le nihilisme. Ces deux dernières tendances se sont retrouvées être des composantes occasionnelles de certaines variétés d’anarchisme.

Il a existé au sein de l’anarchisme, comme du socialisme ou du libéralisme, des polarités constantes. La plupart des anarchistes ont sereinement rejeté ou bruyamment attaqué la religion, et nombreux ont été ceux qui ont effectué leurs premiers pas vers l’anarchisme avec un rejet des croyances religieuses de leur milieu familial. Il a cependant toujours existé quelques anarchistes religieux et il est vrai que les communautés libertaires les plus efficaces avaient souvent des antécédents ou des bases religieuses.

La plupart des anarchistes ont condamnés l’utilisation de la violence comme étant l’expression extrême de l’autorité, mais nombreux sont ceux qui ont accepté le principe de l’existence inévitable de la violence comme un des éléments de tout changement radical dans les sociétés humaines. Certains ont acclamé la violenœ en tant qu’arme essentielle dans la lutte contre la puissance armée de l’État. Les anarchistes, tout comme les socialistes, ont en général œuvré par l’organisation de groupes et la propagande orale et écrite. Mais certains anarchistes, comme certains socialistes ou libéraux, ont préféré la propagande par le fait, perpétrant des actions spectaculaires et exemplaires (manifestations, insurrections, sacrifice de soi), et même assassinat afin de dramatiser le message de la lutte et symboliser le but de la révolution libertaire. Ce dernier mot, qui apparut comme un euphémisme pour anarchiste, devint ensuite un terme impliquant un degré de modération et, plus tard, prit le sens de partisan d’une variété droitière de l’anarchisme, ou anarcho­capitalisme, dans lequel l’élément socialiste avait été complètement gommé [1].

Apothéose espagnole et long sommeil

Le mouvement anarchiste d’origine, c’est-à-dire la forme libertaire du socialisme présente au sein du mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle, était surtout fort dans les pays latins du sud de l’Europe occidentale et, plus tard, dans divers pays d’Amérique latine. Il s’est ensuite étendu aux pays slaves de l’Europe de l’Est et en particulier à la Russie tsariste, aux pays sous influence germanique de l’Europe centrale et du nord, aux iles grecques, à l’Amérique du Nord, à la Grande-­Bretagne et à certaines parties de l’Empire britannique, puis plus tard à la Chine et au Japon.

Le « parti » anarchiste fut quasiment toujours beaucoup plus réduit que ses autres rivaux socialistes, révolution­naires ou par­lementaristes, excepté dans quelques pays où il joua un rôle important dans l’histoire de la gauche ; notamment en France, en Ita­lie et en Espagne, lors des décades précédant la Première Guerre mondiale, aux États-Unis durant les années 1880, en Chine et au Japon au début du XXe siècle, dans plusieurs pays d’Amérique latine entre les deux guerres mondiales, et au Mexique, en Russie et en Espagne durant leurs révolutions allant de 1910 à 1939.

Illustration : Kontrapatria

Le point culminant de l’anarchisme militant se situa lors de la révolution espagnole, durant la guerre civile de 1936-1939, où de grands pans de l’agriculture et de l’industrie, dans la partie nord-est du pays, furent contrôlés par des collectivités anarcho­-syndicalistes. Mais comme dans la plupart des cas, ce succès anarchiste fut la proie d’ennemis clairement identifiés de la droite aussi bien que d’ennemis camouflés de la gauche. Il y eu un léger sursaut de l’anarchisme durant les années 1950-1960, de même qu’un bref regain de l’activité militante lors du mouvement étudiant, notamment en France en 1968, mais celui-ci fut éphémère comme la jeunesse. Contrairement aux idées reçues, l’anarchisme a eu peu à voir avec les épisodes contem­porains de ce que l’on a appelé la Nouvelle Gauche ou le terrorisme de guérilla urbaine, dominés par des marxistes dissidents.

Une hérésie indispensable

Depuis plus d’un demi-siècle, le mouvement anarchiste historique a eu peu d’influence, l’anarchisme ayant été réduit à une tradition marginale, aux imites des mouvements socialiste, pacifique, fémi­niste, écologique, de la contre-culture alternative, etc. L’idéologie anarchiste a fortement été influencée par cer­taines des idées pacifistes, féministes, écologistes, situationnistes —qui ont affirmé que l’autorité ne s’exprimait pas tant au tra­vers de l’oppression économique mais plutôt à travers la mystification culturelle—, de même que par certains primitivistes qui ont milité pas tant contre la civilisation moderne que contre la civilisation.

Le mouvement anarchiste a continué à exister comme forme permanente de protestation et de résistance occasionnelle contre les pouvoirs dominants de la droite et de la gauche. L’idéologie anarchiste a offert la critique la plus convaincante des orthodoxies établies —à la fois du socialisme, qu’il soit parlementaire ou révolutionnaire, et du libéralisme, qu’il soit modéré ou extrême—, de même que des divers gangs armés qu’ils soient étiquetés fascistes ou communistes, nationalistes ou fondamentalistes. A la fin du XXe siècle, peu nombreux sont les anarchistes optimistes croyant à une révolution à venir, comme cela a été le cas à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

Cependant, les anarchistes pensent toujours que l’humanité pourrait être plus heureuse si elle faisait le choix de la liberté et de l’égalité plutôt que celui de l’autorité et de la propriété, et qu’il est de notre devoir de montrer les raisons d’une telle croyance par l’exemple personnel et l’argumentation rationnelle.

Le titre et les intertitres sont de la rédaction.

 

Adieu Nicolas
Nicolas Walter

Notre camarade Nicolas Walter est décédé le 7 mars 2000, à l’âge de 66 ans. Si sa mort ne nous a pas surpris car il se savait atteint d’un cancer en phase terminale, nous n’avons toujours pas accepté son injustice qui nous prive trop tôt d’un être brillant. Nicolas était l’auteur de Pour l’anarchisme, plaquette de vulgarisation traduite dans une vingtaine de langues, et avait à plusieurs occasions participé à la revue Itinéraire . Nous ne pouvons que vous conseiller de lire l’hommage que lui a rendu notre collaborateur Heiner Becker dans les colonnes du Monde libertaire (n°1201, du 13 au 19 avril 2000).


Rudolf Grossmann (Pierre Ramus)   Pierre-Joseph Proudhon



[1En anglais, le mot « libertarian » signifie à la fois libertaire et libertarien (NDLR).