Non à la guérilla réservée aux spécialistes de la violence, entre fascistes et subversifs, mais une vraie guerre sociale qui opposerait le peuple au gouvernement, les travailleurs au capitalisme : c’est l’antidote proposé par Errico Malatesta. Pour que se termine l’aventure fasciste, il importe avant tout de savoir lui opposer une résistance organisée (...) et le fascisme disparaîtra quand il verra que nous ne voulons plus subir de violence.
[1]
Les anarchistes
La carte de visite du mouvement anarchiste, importante composante du courant révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier, est riche à la veille du fascisme en Italie : une organisation spécifique nationale, l’Union communiste anarchiste italienne (UCAI, puis UAI), fondée à Florence en 1919 et forte environ de 700 groupes et fédérations ; la direction du syndicat des chemins de fer et de l’USI (Union syndicale italienne), un demi-million d’adhérents en 1920, qui s’opposait par une méthode autogestionnaire et d’action directe à la réformiste CGL (Confédération générale du travail) ; 66 titres, périodiques ou numéros uniques publiés entre 1919-1925, et un quotidien — Umanità Nova — sous la direction de Malatesta pendant plus de deux ans.
Malgré un mouvement libertaire aussi influent, dans le contexte de la rapide affirmation « squadrista » [2] contre la gauche révolutionnaire et dans un climat de chasse aux subversifs, on assista à un épisode aux retombées très graves : l’attentat du théâtre Diana de Milan [3] fut une tragédie épouvantable. L’objectif, manqué, devait être un commissaire ; les exécuteurs : trois jeunes anarchistes (instruments inconscients de provocateurs mussoliniens ?) qui voulaient protester contre la détention non justifiée de Malatesta, réduit à la dernière extrémité par une grève de la faim. Cette nuit du 23 mars 1921, presque au même moment que l’attentat, les sièges milanais de Umanità Nova, de l’Avanti ! et de l’USI sont dévastés par des bandes fascistes. C’est le début de la phase déclinante, après l’épopée révolutionnaire des « deux années rouges ».
L’USI et le bolchevisme
Le 30 juillet 1921, Malatesta, Borghi et Quaglino, en prison depuis la période de l’occupation des usines, passent en procès et sont acquittés par la Cour d’assises de Milan. Pendant que le vieux révolutionnaire se rend à Rome où, entre temps, Umanità Nova avait repris sa parution, Armando Borghi reste à Milan en se rendant utile à l’USI et à Guerra di Classe (Guerre de classes). Jusque- là, Virgilia d’Andrea avait seul tenu en main le destin de la centrale syndicaliste révolutionnaire et son organe de presse : une tâche difficile à cause de la forte vague répressive qui avait « décapité » l’organisation. Malgré les violences fascistes, les sections de l’USI maintenaient encore leur activité, et même à un niveau appréciable de coordination.
Mais un épisode, qui n’était pas le premier du genre au cours des dix années d’histoire de la centrale syndicale, était venu perturber la cohésion des dirigeants et des adhérents appartenant aux divers courants politiques de la gauche révolutionnaire. En mai 1921, deux personnalités parmi les plus importantes de l’USI étaient entrées au Parlement : Giuseppe Di Vittorio et Angelo Faggi, élus respectivement à Cerignola et à Piacenza sur les listes socialistes. Au début, cela devait être des candidatures de protestation mais, une fois devenus députés, ils ne voulurent plus démissionner. L’histoire se répétait : en 1931, Alceste De Ambris, de candidat « révolutionnaire » devint député interventionniste.
Une autre cause d’âpres controverses fut l’adhésion à l’Internationale syndicale rouge de Moscou échafaudée par la minorité communiste de l’USI. Déjà en 1920, le secrétaire général Borghi — lors de sa rencontre avec Lénine dans la capitale soviétique —avait repoussé avec fermeté cette hypothèse en opposition avec les actes constitutifs du syndicalisme révolutionnaire (les syndicats devant être soumis aux partis communistes naissants). Mais la prise de position courageuse de Borghi était, dans un certain sens, à contre-courant du mouvement général si l’on songe à l’emprise qu’avait alors le mythe de la révolution d’Octobre sur les masses ouvrières européennes. La minorité bolchevique de l’USI n’en démorda pas et signa en 1921 à Moscou (signataires : Nicola Vecchi et Mario Mari) un document de soumission au Parti communiste italien (représenté par Luigi Repossi, Egidio Gennari, Umberto Terracini) [4]. L’opération, non seulement scélérate, était également incorrecte en ce qui concerne les formes. Du 10 au 14 mars 1922, le IVe congrès de l’USI fut donc convoqué à Rome.
A celui-ci, qui fut l’ultime rassemblement révolutionnaire avant le fascisme, participaient vingt-neuf délégués [5] représentant vingt-cinq bourses du travail [6] et quinze unions locales [7]. A l’ordre du jour, il y eut l’adhésion à l’Internationale syndicale de Moscou, contre laquelle se prononcèrent Aliprando Giovannetti, Borghi, Carlo Nencini, Bernardino De Dominicis, Riccardo Sacconi, Clodoveo Bonazzi, Vittorio Brogi. Y furent favorables : Nicola Vecchi et Giuseppe Di Vittorio. La motion Giovannetti-Borghi, avec 75 voix contre 18, souhaitant l’adhésion à la nouvelle AIT créée depuis peu à Berlin, l’emporta. Le secrétariat de l’USI fut de nouveau confié à Borghi et à Virgilia D’Andrea [8].
La lutte armée
La première résistance antifasciste se concrétisa dans les formations armées des « Arditi del Popolo » [9]. Les anarchistes, cas unique au sein de la gauche, donnèrent leur appui officiel et y participèrent directement avec des militants et des cadres socialistes, communistes, républicains, syndicalistes, des sans-partis, des catholiques et d’anciens combattants. Quelques officiers subalternes y contribuèrent également de manière importante. Umanità Nova [10] se fit le porte-voix de ce mouvement armé antifasciste, qui était aussi le continuateur de l’expérience de base des « gardes rouges » au temps des occupations d’usines.
L’unique parti qui ne désavoua pas les
[11] Ce témoignage est celui de Giuseppe Mingrino, un des fondateurs, socialiste désavoué par son parti qui se trouvait désormais impliqué dans le « Pacte de pacification » [12]. Quant au PCI et à ses organes dirigeants, après une sympathie toute modérée pour le mouvement [13], il passa à un jugement étrange et de quasi-hostilité, à la suite de Amadeo Bordiga [14]. Rome, Bari, Parme, Ancône et Civitavecchia furent des villes où la résistance organisée des « Arditi del Popolo » apparaissait la plus forte ; en ces lieux, il n’est pas difficile de repérer quelques-unes des traditionnelles zones d’influence de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire [15].Arditi del Popolo
fut le parti anarchiste. Pourtant, malgré le manque de participants, les pelotons les plus combatifs purent encadrer de nombreux jeunes communistes, républicains et socialistes. A ses débuts, l’organisation et surtout quelques-uns de ses chefs furent suspects. Mais le ménage
fut fait.
Au moment de la marche sur Rome, les locaux de Umanità Nova furent dévastés et incendiés, la rotative et la linotype étant rendues inutilisables. Malatesta, âgé de 70 ans, habitant le Trionfale » (quartier de Rome), put témoigner de la bienveillance des carabiniers à l’égard des fascistes. Dans sa correspondance avec Luigi Fabbri, il fait référence aux nombreuses menaces de mort reçues, mais écrit aussi : Je passe souvent devant leur siège, traverse leur groupe et personne ne me dit rien. Il est arrivé que, lorsque j’en rencontre un qui est seul, il me fasse le salut militaire et non pas le salut fasciste !
. L’analyse malatestienne du début du fascisme part de l’observation qu’il ne peut y avoir révolte physique sans révolte morale la précédant. La violence et les attaques fascistes suscitent le désir de vengeance des offensés et non la générale réprobation qui serait nécessaire et qui, spontanément, devrait naître en chaque cœur sensible. Les fascistes, soutient Malatesta, ne sont pas tous au parti fasciste mais ils ont l’âme fasciste, le même désir de tyrannie qui distingue les fascistes
[16].
L’Alliance du travail
Sur le plan syndical, outre les précités syndicats des chemins de fer SFI et la centrale USI, les anarchistes italiens se trouvent particulièrement nombreux dans la minorité de la FIOM de Turin et dans le syndicat des mineurs du Valdarno (dont le secrétaire, Attilio Sassi, fut condamné à 18 ans de prison). Sur l’initiative des cheminots se tint à Rome (en février 1922) la réunion de constitution d’une Alliance du travail, composée de la CGL, de l’USI, de la SFI et de la fédération des travailleurs portuaires VIL (d’abord interventionniste, puis antifasciste). La nouvelle organisation unitaire décida pour le 1er août 1922 une grève générale antifasciste qui eut un succès limité et qui sera appelée « grève légaliste ».
Hélas ! trop tard. Après quatre jours, le comité exécutif de l’Alliance décrète inexplicablement la reprise du travail. Les pouvoirs, dans la province de Parme — proclament les fascistes le lendemain — sont passés dans les mains des autorités militaires ; et ainsi est éliminée l’ambiguë autorité politique qui, par inertie, insuffisance et faiblesse inconcevable, a permis à un groupement de révoltés un mouvement de révolte contre la Nation et contre les citoyens.
[17]. Les dirigeants syndicaux sont les premiers anarchistes assassinés par les fascistes dans les années 20 : Attilio Fellini, secrétaire de la Bourse du travail de Carrare ; Raffaele Virgulti de Imola ; Filippetti et Catarsi de Livourne ; Cesare Rossi, trésorier de la Bourse du travail de Sestri Ponente ; Pietro Ferrero, secrétaire de la FIOM à Turin, et bien d’autres encore [18]. Une analyse originale et à chaud sur les rapports fascisme-masse-chef fut faite par Camillo Berneri, un des militants les plus vivaces et jeune intellectuel de l’anarchisme, dans un de ses articles peu connut [19]. Le fait qu’une importante partie de la masse des prolétaires passa des drapeaux rouges aux fanions fascistes démontre, aux dires de Berneri, un certain manque de préparation politique et de maturité dans la classe ouvrière ; manque pourtant qui ne peut pas être seulement justifié par la légèreté et, dans certains cas, par la lâche malhonnêteté des chefs. Les chefs (socialistes et syndicalistes), très gentils dans les antichambres des commissariats de police et dans les bureaux préfectoraux, ne perdaient pas une occasion pour exciter le peuple contre les gardes du roi, en majorité des malheureux privés de travail dans l’après-guerre, incapables de se rendre compte du rôle qu’on leur faisait jouer. (...) Les premiers à accourir pour s’enrôler dans les organisations fascistes furent ces travailleurs qui avaient toujours été prêts à aller du côté où la gamelle est la plus pleine.
Les uns après les autres, les nombreux titres anarchistes arrêtent leur parution. Dans la clandestinité paraissent encore : La Verità (la Vérité), Fede (Foi), Pensiero e Volonta (Pensée et Volonté) dirigé par Malatesta, Parole Nostre (Nos Paroles), L’ABC dell’anarchia (l’ABC de l’anarchie), Vita (Vie), Satana (Satan), tous de Rome ; L’Arnica del Popolo (l’Ami du peuple) de Reggio di Calabria et L’Universita Libera (l’Université libre) de Milan. Après l’assassinat des révolutionnaires, la boucle traditionnelle du fascisme est bouclée avec l’énième assassinat par les sicaires mussoliniens d’un opposant, cette fois-ci socialiste et député : Giacomo Matteotti.