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Malatesta - Quelle organisation ?

Illustration de Kontrapatria

mercredi 7 février 2024, par Bernard (Gr. Sacco et Vanzetti) (CC by-nc-sa)

Les anarchistes russes, vic­times de la répression bol­chevique, se réfugient en France où ils fondent en 1925 la revue Dielo Trouda (la Cause du travail). Ce groupe, composé entre autres de Makhno, Archinov et Ida Mett, analyse l’échec du mouvement anarchiste au cours de la révolution russe. Pour éviter que pareille mésa­venture se renouvelle, il avance des solutions théoriques et pratiques. Cette réflexion collective aboutit à la publi­cation en français, en juin 1926, d’un projet organisationnel qui rentrera dans l’histoire sous le nom de « Plate­forme d’Archinov » [1]. Cet appel paraît au moment où le mouvement anarchiste français, toujours éprouvé par les reniements face à la Première Guerre mondiale, redécouvre l’urgence de s’organiser. En effet, les grèves des années 20 ont été des échecs et le mou­vement ouvrier français, illuminé par la victoire soviétique, se tourne vers le marxisme-léninisme. L’influence des anarchistes décline. Le lieu et l’époque feront que le débat du choix organisa­tionnel touchera essentiellement la France. Pendant des années, les orga­nisations anarchistes se contenteront d’opter pour la plate-forme ou pour la synthèse de Sébastien Faure. Mala­testa, lui, définira une autre possibilité d’organisation.

La réponse de Malatesta

Piotr Archinov

Depuis 1922, le fascisme règne en Italie. Errico Malatesta est assigné à résidence, son courrier est censuré. Malgré cette répression policière qui l’entoure et qui s’ajoute à son âge et à sa mauvaise santé, il participe au débat suivant ses possibilités. Prenant connaissance du projet, il rédige une Réponse à la plate-forme qui paraît dans le Rével anarchiste de Genève. Depuis la Première Internationale antiautoritaire, Malatesta a toujours participé à l’organisation des anarchis­tes, continuellement soucieux de mêler la pensée et l’action. Le besoin d’une organisation anarchiste cohérente et efficace est donc pour lui évident. Inlassablement il rappelle, comme au congrès d’Amsterdam, que tous s’organisent.

Il distingue trois formes d’orga­nisation :

  l’organisation en général dans la vie sociale aujourd’hui et dans la société future ;
  l’organisation spécifique anarchiste qu’il appelle « parti » anarchiste. Par ce terme, il entend l’ensemble de ceux qui veulent contribuer à réaliser l’anarchie, et qui, par conséquent, ont besoin de se fixer un but à atteindre et un chemin à parcourir ;
  les organisations de masse fondées sur la défense des intérêts matériels et immédiats, dont les anarchistes doi­vent favoriser le développement et en faire un des leviers de leur action.

Il regrette que la plate-forme, au lieu de donner envie de s’organiser, ren­force l’idée qu’organisation signifie soumission à des chefs et suppression de toute initiative individuelle. Il trouve toujours irréalisable de vouloir réunir tous les anarchistes dans la même organisation. Les milieux et les conditions de lutte diffèrent trop, les modes possibles d’action qui se par­tagent les préférences des uns et des autres sont trop nombreux, et trop nombreuses aussi les différences de tempérament et les incompatibilités personnelles. Malatesta condamne l’exclusivité anarchiste des plate-formistes qui veulent regrouper en une seule organisation tous les élé­ments sains du mouvement libertaire (...). Que feront-ils des éléments mal­sains ? (...) Prétendront-ils mettre hors de l’anarchisme, excommunier tous ceux qui n’acceptent pas leur pro­gramme ?. Sans mettre en doute l’anarchisme des rédacteurs de la plate­forme, il trouve le mode d’organisa­tion proposé d’esprit et de tendance autoritaires, donc incompatible avec le but recherché, le triomphe de l’anar­chie : En effet, cette Union géné­rale consisterait en autant d’organi­sations partielles qu’il y aurait de secré­tariats pour en diriger idéologiquement l’œuvre politique et technique, et il y aurait un comité exécutif de l’Union chargé d’exécuter les décisions prises par l’Union, de diriger l’idéologie et l’organisation des groupes confor­mément à l’idéologie et à la ligne de tactique générale de l’Union. Est-ce là l’anarchisme ? C’est un gouvernement et une Eglise.

Nous voulons combattre et vaincre, mais comme anarchistes et pour l’anarchie.

Mais c’est surtout dans l’adoption du principe de la responsabilité collec­tive qu’il voit de dangereuses dévia­tions autoritaires. En effet l’organe exécutif du mouvement libertaire géné­ral (l’Union anarchiste) adopte le prin­cipe de la responsabilité collective ; toute l’Union sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de l’Union. (...) Mais si l’Union est responsable de ce que fait chacun de ses membres, comment laisser à cha­que membre en particulier et aux diffé­rents groupes la liberté d’appliquer le programme commun de la façon qu’ils jugent la meilleure ? Comment peut­-on être responsable d’un acte si l’on n’a pas la faculté de l’empêcher ? Donc l’Union, et pour elle le comité exécutif, devrait surveiller l’action de tous les membres en particulier et leur prescrire ce qu’ils ont à faire, et comme le désaveu du fait accompli n’atténue pas une responsabilité for­mellement acceptée d’avance, per­sonne ne pourrait faire quoi que ce soit avant d’en avoir obtenu l’approbation, la permission du comité. Et d’autre part, un individu peut-il accepter la responsabilité des actes d’une collecti­vité avant de savoir ce qu’elle fera, et comment peut-il l’empêcher de faire ce qu’il désapprouve. (...)

En réalité, ainsi qu’il résulte du texte même du projet, par volonté de l’Union on ne peut entendre que la volonté exprimée par des congrès qui nomment et contrôlent le comité exécutif et décident sur toutes les ques­tions importantes. Les congrès naturel­lement seraient composés de représen­tants élus à la majorité dans chaque groupe adhérent et ces représentants décideraient de ce qui serait à faire tou­jours à la majorité des voix. Donc, dans la meilleure hypothèse, les déci­sions seraient prises par une majorité de majorité qui pourrait fort bien, en particulier quand les opinions en pré­sence seraient plus de deux, ne plus représenter qu’une minorité. (...)

Une organisation anarchiste doit selon moi être établie sur des bases bien différentes de celles que nous pro­posent ces camarades russes. Pleine autonomie, pleine indépendance et, par conséquent, pleine responsabilité des individus et des groupes ; libre accord entre ceux qui croient utile de s’unir pour coopérer à une œuvre commune, devoir moral de maintenir les engagements pris et de ne rien faire qui soit en contradiction avec le pro­gramme accepté. Sur ces bases, s’adaptent les formes pratiques, les instruments aptes à donner une vie réelle à l’organisation : groupes, fédé­rations, réunions, congrès, comités chargés de la correspondance ou d’autres fonctions. Mais tout cela doit être fait librement, de manière à ne pas entraver la pensée et l’initiative des individus et seulement pour donner plus de portée à des effets qui seraient impossibles ou à peu près inefficaces s’ils étaient isolés.  [2]

Malatesta finit par rappeler aux camarades russes, qui malgré un rôle non négligeable ont subi des échecs et ont connu la victoire d’une organisa­tion révolutionnaire autoritaire, de ne pas oublier que : nous voulons com­battre et vaincre, mais comme anar­chistes et pour l’anarchie.

Correspondance avec Makhno

Archinov publie dans Dielo Trouda une réponse à Malatesta : « L’ancien et le nouveau de l’anarchisme » [3]. Celui-ci n’en prendra probablement pas connaissance vu sa situation et à aucun moment, il n’y fera référence.

Makhno à Paris en 1925.

Makhno, en 1927, adresse « directe­ment » une lettre à Malatesta. Elle mettra un an à lui parvenir. Les deux lutteurs de l’anarchisme s’estiment et Malatesta répond aussitôt (novembre 1928). Les deux textes sont rendus publics dans Il Risveglio de Genève du 4 décembre 1929 [4]. Malatesta regrette la censure et les risques d’une traduc­tion imparfaite qui rendent la commu­nication difficile. Il explique de nouveau sa conception de la responsabilité, basée sur l’accord et la solida­rité qui doivent exister entre les mem­bres de l’association. Il définit le rôle des anarchistes dans le mouvement social : On peut diriger par les conseils et par l’exemple, en laissant les gens, placés devant la possibilité et la nécessité de pourvoir à leurs propres besoins, adopter en pleine liberté nos méthodes et nos solutions, si elles sont ou si elles leur semblent meilleures que celles proposées et pratiquées par d’autres. (...) Nous ne pouvons donc aspirer à gouverner, et nous devons faire tout notre possible pour empê­cher que d’autres (classes, parti ou individu) ne s’emparent du pouvoir et forment le gouvernement. (...) Je suis loin de penser que les anarchistes doi­vent se contenter d’être de simples auxiliaires d’autres révolutionnaires qui, n’étant pas anarchistes, aspirent naturellement à devenir gouverne­ment. Je crois, au contraire, que nous, anarchistes, convaincus que notre pro­gramme est bon, nous devons nous efforcer d’acquérir une influence pré­pondérante pour pouvoir diriger le mouvement vers l’application de nos idéaux ; mais cette influence, nous devons l’acquérir en faisant plus et mieux que les autres, et elle ne sera utile que si elle est acquise de cette façon.

En 1928, Malatesta écrit directement en français une lettre assez sèche destinée à Jean Grave car celui-ci lui attribue publiquement des opinions qui sont contraires aux siennes au sujet de la plate-forme. Le Réveil du 31 mars 1928 la publie [5].

Par ailleurs le Libertaire de Paris du 18 avril 1930 passe dans ses colonnes un texte de Malatesta destiné au groupe anarchiste du XVllle arrondis­sement qui s’est déclaré en accord avec la plate-forme. Il trouve le remède choisi par ce groupe impropre à résou­dre les problèmes qui se posent au sein de l’Union anarchiste communiste révolutionnaire (U.A.C.R.). En effet, ceux-ci viennent du fait que l’U.A.C.R. manque de préparation, de cohésion, d’un accord (...). Et on n’apportera aucun remède en procla­mant une responsabilité collective qui, si elle n’est pas l’aveugle soumission de tous à la volonté de certains, est une absurdité morale en théorie et est l’irresponsabilité générale en pratique. (...) La responsabilité morale (puisque dans notre cas il ne peut s’agir que de responsabilité morale) est individuelle par sa nature même. Seul l’esprit de domination, dans ses différentes mani­festations politiques, militaires et ecclé­siastiques, etc., a pu rendre les hom­mes responsables de ce qu’ils n’ont pas fait volontairement. [6]

Anarchie et organisation

Jusqu’à la fin de sa vie, Errico Malatesta consacre ses efforts à la construction d’un parti anarchiste car, pour lui, contrairement à Kropotkine, l’anarchie n’est pas dans l’ordre natu­rel des choses. Une organisation est nécessaire pour mener l’action révolu­tionnaire. Il combat les déviations syndicalistes et celles des anti-organisationnels sans simplifier les tendances aux trois seuls courants définis d’une manière rigide (les individualis­tes, les communistes anarchistes et les anarcho-syndicalistes). Il reconnaît et défend donc le pluralisme à l’intérieur de l’anarchisme. Il garde toujours à l’esprit la même idée organisation­nelle : les anarchistes formulent un programme définissant dans les gran­des lignes ce que l’on doit détruire dans la société actuelle et élaborent les pro­positions et les projets qu’ils veulent mettre en pratique pour construire la société future. Pour atteindre ce but révolutionnaire, ils se regroupent dans une organisation spécifique (parti anarchiste). Ils s’accordent entre eux dans le cadre d’un pacte d’alliance définissant la structure interne de l’organisation, les liens moraux des militants entre eux et des individus avec leur organisation. La structure adoptée est le fédéralisme et le lien moral l’entraide. Ce parti anarchiste agit à l’extérieur comme à l’intérieur des organisations de masse. L’organi­sation spécifique ne dirige pas l’organi­sation syndicale, elle y propage sa pro­pagande et y forme des militants pour préparer l’affrontement révolution­naire. Elle lutte aussi contre les risques de corruption et de réaction propres à toutes les organisations fondées sur la défense des intérêts immédiats.

Sa conception diffère de celle des plate-formistes car il refuse l’exclusi­vité anarchiste, la responsabilité collec­tive et l’existence d’un comité exécutif. Mais Malatesta s’oppose aussi aux synthésistes car, s’il désire rassembler le plus grand nombre possible d’anar­chistes, il n’a jamais songé à réunir toutes les tendances dans la même organisation. Il a toujours affirmé à ceux qui combattent l’organisation, seulement parce qu’ils ne veulent pas y entrer, ou n’y sont pas acceptés, ou ne sympathisent pas avec les individus qui en font partie (...), faites avec ceux qui sont d’accord avec vous une autre organisation. Certes nous aimerions pouvoir être tous d’accord et réunir dans un faisceau puissant toutes les forces de l’anarchisme. Mais nous ne croyons pas dans la solidité des organi­sations faites à force de concessions et de sous-entendus, où il n y a pas entre les membres de sympathie et d’accords réels. Mieux vaut être désunis que mal unis. Mais nous voudrions que chacun s’unisse avec ses amis et qu’il n’y ait pas de forces isolées, de forces per­dues. [7]


[1Texte paru dans L’organisation : la plate­forme d’Archinov, la synthèse de Sébastien Faure et réflexions des groupes d’Angers et Malatesta de la F.A., Volonté anarchiste n°12, Paris, 1980.

[2Réponse à la plate-forme, anarchie et orga­nisation, E. Malatesta, éd. Groupe 19-Juillet.

[3Autonomie individuelle et force collective, A. Skirda, éd. A.S., Paris, 1987, pp. 313-320.

[4Articles politiques, E. Malatesta, éd. 10-18, Paris, 1979, pp. 126-135.

[5Articles politiques. E. Malatesta, op. cit., pp. 135-137.

[6La pensée de Malatesta, éd. Eugène-Varlin.

[7L’Agitazione d’Ancône, 2 juillet 1897.