Pour comprendre cet événement, il faut tout d’abord savoir qu’Ancône est le port le plus important de l’Adriatique et un bastion ouvrier. Ensuite, il est intéressant de constater que l’Italie a connu une guerre en Libye contre la Turquie de 1911 à 1912 et qu’une grave crise économique secoue le pays, avec 50 à 80% de chômeurs dans certaines régions. Les grèves et les occupations de terres sont fréquentes.
Malatesta, conscient des possibilités révolutionnaires du moment, décida d’abandonner son exil de Londres et de profiter d’une amnistie pour s’installer à Ancône et y publier l’hebdomadaire Volontà de juin 1913 à juin 1914, jusqu’à la « semaine rouge ». Auparavant, en 1897-1898, il avait publié à Ancône l’hebdomadaire L’Agitazione. Ses articles abordèrent les problèmes d’actualité, l’anarchisme et le syndicalisme principalement. On peut avoir une idée de l’efficacité de cette propagande d’après un rapport de police : Le retour de Malatesta de Londres fut le signal d’une reprise du mouvement anarchiste à Ancône (alors réduit à quelque groupes
désorganisés et inactifs
, NDA). En novembre 1913, après avoir uni tous les éléments anarchistes d’Ancône, il lança avec succès un Cercle d’études sociales, où les membres et les sympathisants se rencontrent pour des lectures sur des sujets sociaux, des réunions de discussion et de propagande, souvent présidées par Malatesta lui-même. Rapidement, les anarchistes et leurs sympathisants à Ancône se sont montés à 600 individus, majoritairement des dockers, des ouvriers et des éléments criminels de la ville (sic).
Ses qualités (de Malatesta) d’orateur intelligent et combatif qui cherche à persuader avec calme, et jamais avec un langage violent, sont pleinement utilisées pour stimuler les forces encore dispersées de son parti et se gagner les convertis et les sympathisants. Jamais il ne perd de vue son but principal qui est d’unifier les forces du parti et de saper les bases de l’État, en freinant son œuvre, paralysant les services et en menant une propagande antimilitariste, jusqu’à ce que se présente une occasion favorable de renverser et de détruire l’État actuel.
[1]
Malatesta n’est évidemment pas seul. En décembre 1913, l’Union syndicale italienne (USI), de tendance syndicaliste révolutionnaire, tint un congrès où 100 000 affiliés environ sont représentés. Les mots d’ordre décidés furent de préparer la grève générale révolutionnaire et d’approfondir l’antimilitarisme. Le fer de lance de cette campagne reposait sur la demande de libération de deux anarchistes emprisonnés pour activité antimilitariste depuis 1911 : Masetti et Moroni. Au printemps 1914, un congrès anarcho-communiste décida également d’une campagne pour la libération de Masetti. En mai 1914, le congrès du parti socialiste eut lieu à Ancône et l’un de ses animateurs, Benito Mussolini, y tint des propos révolutionnaires. En mai également le parti républicain avait tenu son congrès, où Malatesta et d’autres anarchistes furent invités. Il fit une place importante à l’antimilitarisme et à la préparation de la révolution.
Le rôle du parti socialiste
La campagne pour la libération de Masetti se renforça : Des milliers d’assemblées en commun entre républicains, socialistes et anarchistes eurent lieu
[2]. Tout le pays vibrait. A Ancône, la section de l’USI, avec les sections locales socialistes et républicaines, le syndicat socialisant CGL et le syndicat autonome des cheminots proposèrent d’utiliser la fête patriotique du 7 juin pour organiser une journée nationale pour Masetti. Cette proposition fut acceptée. Le gouvernement interdit les manifestations, qui eurent lieu malgré tout sur l’ensemble du territoire.
A Ancône, la situation se déroula différemment. Arrêté puis relâché le jour de la manifestation, Malatesta y participa. Des affrontements eurent lieu entre policiers et manifestants, la police tira et trois jeunes furent tués (un anarchiste et deux républicains). Cette violence déclencha l’insurrection dans la ville et la police dut se retirer. Le lendemain, lundi, ce fut la grève dans toute la province — les Marches —, qui s’étendit à la Romagne. Le mardi, la grève générale fut proclamée dans tout le pays. Ravenne, Ancône, Fabriano, Iesi, Parme étaient aux mains de la population. Dans le reste de l’Italie, le gouvernement était absent. [3]
Jusqu’alors les violences s’étaient limitées à Ancône. Aux environs de Ravenne, le 7 juin, un général fut intercepté avec son état-major par des manifestants, puis relâché pour éviter une attaque de l’armée, en échange de l’absence de répression.
Le mercredi 10 la grève générale se poursuit, le syndicat des cheminots annonce qu’il lance la grève, les carabiniers et la troupe sont débordés. Malatesta évoque ce moment décisif, sa genèse et sa fin, dans un article intitulé « Des mouvements tronqués » [4]. Un télégramme de la CGL, pour inciter à la reprise du travail, fut expédié dans toute la péninsule le 10, à 8h35, selon une procédure d’urgence réservée au gouvernement [5]. Le 11 juin, le mouvement continue encore mais commence à s’affaiblir. Le 12, le député socialiste Salandra vint à Ancône demander la fin de la grève. Le lendemain, Pietro Nenni arriva pour le seconder et le travail commença à reprendre. Le 14 juin, la situation redevint normale.
Malatesta demeura à Ancône jusqu’au 15 ou 16, pour préparer l’éditorial de Volontà qui sortit le 20 sous le titre « Et à présent ? », dont Fabbri nous donne cet extrait : A présent... nous continuerons. Nous continuerons plus que jamais, plein d’enthousiasme, de volonté, d’espoirs et de foi. Nous continuerons à préparer la révolution libératrice, qui assurera à tous la justice, la liberté, le bien-être
[6]. Sérieusement menacé par la police, Malatesta, aidé par des camarades, fut envoyé dans le sud, et sobrement habillé en personne riche, s’étant rasé barbe et moustache, il prit le train, repassant par Ancône, puis par Milan, Côme, Genève, pour regagner Londres.
L’État bourgeois avait ainsi été sauvé par les socialistes et leur syndicat, comme en Allemagne après la Première Guerre mondiale, où ils jouèrent le même rôle contre les révolutionnaires [7].
LA RÉVOLUTION EN ITALIE LA CHUTE DE LA MONARCHIE SAVOYARDE [8] (Manifeste des anarchistes au peuple) Nous ne savons pas encore si nous vaincrons, mais il est certain que la révolution a éclaté et va se propager. La Romagne est en flammes. Dans toute la région de Terni, à Ancône, le peuple est maître de la situation. A Rome, le gouvernement est contraint de se tenir sur la défensive contre les assauts populaires. Le Quirinal a échappé, pour l’instant, à l’invasion des masses insurgées mais il est toujours menacé. A Parme, Milan, Turin, Florence et Naples ce ne sont qu’agitations et conflits, et de toutes parts arrivent des nouvelles incertaines, contradictoires, mais qui démontrent toutes que le mouvement est général et que le gouvernement n’est pas à l’abri. De partout, l’on voit agir en belle concordance, républicains, socialistes, syndicalistes et anarchistes. La monarchie est condamnée. Elle tombera. Aujourd’hui ou demain, mais elle tombera sûrement et bientôt. C’est le moment de mettre en œuvre toute notre énergie, toute notre activité. La moindre faiblesse, la moindre hésitation serait aujourd’hui non seulement une lâcheté mais aussi une bêtise. Mettons-nous tous au travail, avec toutes les forces disponibles. La nécessité du moment. Puisque la grève de protestation s’est transformée en révolution, il faut pourvoir aux nécessités de la révolution. Et en premier lieu, après l’attaque et la défense contre les forces gouvernementales, il importe de ravitailler la population. Personne ne doit manquer de pain, aucun enfant manquer de lait, les hôpitaux doivent être fournis de tout le nécessaire. Pour cela, les bourses du travail, les organisations ouvrières et les comités de volontaires prennent les mesures adéquates pour que le service d’approvisionnement et de distribution se fasse régulièrement. Nous n’avons pas l’intention, aujourd’hui, d’abolir la propriété individuelle, mais nous prétendons à ce que les propriétaires, les commerçants et les vendeurs en tout genre n’abusent pas de la circonstance pour étrangler la population. Nous prétendons que la collectivité doit prendre en charge ceux qui sont dépourvus de moyens de subsistance. Les taxes sont abolies, par la volonté de la population, il faut que cette abolition soit un avantage pour tous et pas pour le seul profit des commerçants [...]. Il faut faire face aux premières nécessités du moment ; la défense armée et l’alimentation. Que chacun fasse ce qu’il peut sans gâcher ni le pain, ni les munitions [...]. La trahison Le bruit a couru que la confédération générale du travail a ordonné la cessation de la grève. Cette nouvelle manque de preuves, et il est probable qu’elle soit inventée et propagée par le gouvernement dans le but de jeter le doute parmi les travailleurs et arrêter ainsi nos élans magnifiques. Mais, même si elle s’avérait vraie, elle ne servirait qu’a marquer d’infamie ceux qui auront poussé à la trahison car la confédération ne sera pas suivie. Déjà on annonce que la Bourse du travail de Milan et celle de Bologne se sont révoltées aux ordres, et que celle d’Ancône est autonome. L’Union syndicale ne manquera pas à son devoir. Les cheminots ont pratiquement arrêté le service et fait en sorte que le gouvernement ne puisse réparer rapidement les lignes de chemin de fer détruites. Et puis rappelons-le encore une fois, il ne s’agit plus seulement de grève maintenant mais bien de révolution. Le mouvement commence à peine, et l’on voudrait nous faire cesser si tôt ! A bas les endormeurs, à bas les traîtres ! Et vive la révolution ! |
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