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Contre la guerre - Londres, 12 février 1915

samedi 8 juillet 2023

Dans les premiers jours du mois d’août 1914 débute un conflit qui ensanglantera l’Europe pendant quatre ans.
L’opposition antimilitariste des révolutionnaires est vaincue. A Londres, d’octobre à décembre, une polémique déchire la rédaction de Freedom, opposant Kropotkine [1] et les « interventionnistes » à ceux qui restaient fidèles aux principes anarchistes. La rupture sera consommée avec la parution mi-février 1915 de ce manifeste [2].

L’Europe en feu, une dizaine de millions d’hom­mes aux prises dans la plus effroyable boucherie qu’ait jamais enregistrée l’histoire, des cen­taines de millions de femmes et d’enfants en larmes, la vie économi­que, intellectuelle et morale de sept grands peuples brutalement suspen­due, la menace chaque jour plus grave de complications militaires nouvelles, tel est, depuis cinq mois, le pénible, angoissant et odieux spectacle que nous offre le monde civilisé. Mais spectacle attendu, au moins par les anarchistes. Car pour eux il n’a jamais fait et il ne fait aucun doute —les ter­ribles événements d’aujourd’hui forti­fient cette assurance— que la guerre est en permanente gestation dans l’organisme social actuel et que le con­flit armé, restreint ou généralisé, colo­nial ou européen, est la conséquence naturelle et l’aboutissement nécessaire et fatal d’un régime qui a pour base l’inégalité économique des citoyens, repose sur l’antagonisme sauvage des intérêts, et place le monde du travail sous l’étroite et douloureuse dépen­dance d’une minorité de parasites, détenteurs à la fois du pouvoir politique et de la puissance économique.

La guerre était inévitable : d’où qu’elle vînt, elle devait éclater. Ce n’est pas en vain que depuis un demi-siècle, on prépare fiévreusement les plus for­midables armements et que l’on accroît tous les jours davantage les budgets de la mort. A perfectionner constamment le matériel de guerre, à tendre continû­ment tous les esprits et toutes les volontés vers la meilleure organisation de la machine militaire, on ne travaille pas à la paix. Aussi est-il naïf et puéril, après avoir multiplié les causes et les occasions de conflits, de chercher à établir les responsabilités de tel ou tel gouvernement. Il n’y a pas de distinc­tion possible entre les guerres offensi­ves et les guerres défensives. Dans le conflit actuel, les gouvernements de Berlin et de Vienne se sont justifiés avec des documents non moins authentiques que les gouvernements de Paris, de Londres et de Petrograd. C’est à qui de ceux-ci et de ceux-là produira les documents les plus indiscutables et les plus décisifs pour établir sa bonne foi et se présenter comme l’immaculé défenseur du droit et de la liberté, le champion de la civilisation.

La civilisation ? Qui donc la repré­sente en ce moment ? Est-ce l’État allemand avec son militarisme formi­dable et si puissant qu’il a étouffé toute velléité de révolte ? Est-ce l’État russe dont le knout, le gibet et la Sibé­rie sont les seuls moyens de persua­sion ? Est-ce l’État français avec Biribi, les sanglantes conquêtes du Tonkin, de Madagascar, du Maroc, avec le recrutement forcé des troupes noires ; la France qui retient dans ses prisons, depuis des années, des cama­rades coupables seulement d’avoir écrit et parlé contre la guerre ? Est-ce l’Angleterre qui exploite, divise, affame et opprime les populations de son immense empire colonial ? Non. Aucun des belligérants n’a le droit de se réclamer de la civilisation, comme aucun n’a le droit de se déclarer en état de légitime défense.

La seule guerre de libération... c’est celle menée par les opprimés contre les oppresseurs

La vérité, c’est que la cause des guerres, de celle qui ensanglante actuellement les plaines de l’Europe, comme de toutes celles qui l’ont précé­dée, réside uniquement dans l’exis­tence de l’État, qui est la forme politi­que du privilège. L’État est né de la force militaire ; il s’est développé en se servant de la force militaire ; et c’est encore sur la force militaire qu’il doit logiquement s’appuyer pour maintenir sa toute-puissance. Quelle que soit la forme qu’il revête, l’État n’est que l’oppression organisée au profit d’une minorité de privilégiés. Le conflit actuel illustre ceci de façon frappante : toutes les formes de l’État se trouvent engagées dans la guerre présente : l’absolutisme avec la Russie, l’absolu­tisme mitigé de parlementaires avec l’Allemagne, l’État régnant sur des peuples de races bien différentes avec l’Autriche, le régime démocratique constitutionnel avec l’Angleterre et le régime démocratique républicain avec la France.

Le malheur des peuples, qui pour­tant étaient tous profondément attachés à la paix, est d’avoir eu confiance en l’État avec ses diplomates intrigants, en la démocratie et les partis politiques (même d’opposition comme le socialisme parlementaire) pour éviter
la guerre. Cette confiance a été trom­pée à dessein et elle continue à l’être lorsque les gouvernants, avec l’aide de toute leur presse, persuadent leurs peu­ples respectifs que cette guerre est une guerre de libération.

Source : Cartoliste

Nous sommes résolument contre toute guerre entre peuples et, dans les pays neutres, comme l’Italie, où les gouvernants prétendent jeter encore de nouveaux peuples dans la fournaise guerrière, nos camarades se sont opposés, s’opposent et s’opposeront tou­jours à la guerre avec la dernière éner­gie. Le rôle des anarchistes, quel que soit l’endroit ou la situation dans laquelle il se trouvent, dans la tragédie actuelle, est de continuer à proclamer qu’il n’y a qu’une seule guerre de libération : celle qui, dans tous les pays, est menée par les opprimés contre les oppresseurs, par les exploités contre les exploiteurs. Notre rôle c’est d’appeler les esclaves à la révolte contre leurs maîtres. La propagande et l’action anarchistes doivent s’appliquer avec persévérance à affaiblir et à désagréger les divers États, à cultiver l’esprit de révolte et à faire naître le méconten­tement dans les peuples et les armées.

A tous les soldats de tous les pays qui ont la conviction de combattre pour la justice et la liberté, nous devons expliquer que leur héroïsme et leur vaillance ne serviront qu’à perpé­tuer la haine, la tyrannie et la misère. Aux ouvriers de l’usine, il faut rappe­ler que les fusils qu’ils ont maintenant entre les mains ont été employés contre eux dans les jours de grève et de légi­time révolte, et ensuite ils serviront encore contre eux pour les obliger à subir l’exploitation patronale. Aux paysans, leur montrer qu’après la guerre il faudra encore une fois se courber sous le joug et continuer à cul­tiver la terre de leurs seigneurs, et à nourrir les riches. A tous les parias, qu’ils ne doivent pas lâcher leurs armes avant d’avoir réglé des comptes avec leurs oppresseurs, avant d’avoir pris la terre et l’usine pour eux. Au mères, compagnes et filles, victimes d’un sur­croît de misère et de privations, mon­trons quels sont les vrais responsables de leurs douleurs et du massacre de leurs pères, fils et maris.

Nous devons profiter de tous les mouvements de révolte, de tous les mécontentements, pour fomenter l’insurrection, pour organiser la révo­lution de laquelle nous attendons la fin de toutes les iniquités sociales. Pas de découragement, même devant une calamité comme la guerre actuelle ! C’est dans des périodes aussi trou­blées, où des milliers d’hommes don­nent héroïquement leur vie pour une idée, qu’il faut que nous montrions à ces hommes la générosité, la grandeur et la beauté de l’idéal anarchiste ; la justice sociale réalisée par l’organisa­tion libre des producteurs ; la guerre et le militarisme à jamais supprimés, la liberté entière conquise par la destruc­tion totale de l’État et de ses organis­mes de coercition. Vive l’Anarchie !

Londres, 12 février 1915.

Leonard D. Abbott, Alexander Berkman, L. Bertoni, L. Bersani, G. Bernard, G. Barrett, A. Bernardo, E. Boudot, A. Calzitta, Joseph J. Cohen, Henri Combes, Nestor Ciele van Die­pen, F.W. Dunn, Ch. Frigerio, Emma Goldman, V. Garcia, Hippolyte Havel, T.H. Keell, Harry Kelly, J. Lemaire, E. Malatesta, H. Marquez, F. Domela Nieuwenhuis, Noël Para­vich, E. Recchioni, G. Rijnders, I. Rochtchine, A. Savioli, A. Schapiro, William Shatoff, V.J.C. Schermer­horn, C. Trombetti, P. Vallina, G. Vignati, Liliam G. Woolf, S. Yanowsky.


Italie 1919-1920 - Les années révolutionnaires   Malatesta - Quelle organisation ?


Portfolio


[1Sur les positions de Kropotkine face à la Première Guerre mondiale, lire l’article « Kropotkine et la guerre », in Itinéraire n° 3 consacré à ce théoricien.

[2Ce manifeste signé par trente-six militants de diverses nationalités, parmi lesquels Errico Malatesta et Schapiro, fut édité en trois langues : anglais, français, allemand. Il semble avoir été écrit courant janvier puisqu’un rapport de police (« Les anar­chistes et la paix », B.N., A.N. F7/13371) signale sa lecture par Pierre Martin au local du libertaire le 30 janvier 1915. Deux des cinq secrétaires du bureau international élu lors du congrès de 1907 signèrent le manifeste. Un autre secrétaire, Rudolf Rocker, bien qu’opposé à la guerre, ne put donner sa signature car il était interné. Consulter à ce sujet le n ° 4 d’Itinéraire qui lui est dédié.