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Jean-Pierre-Michel « Elie » Reclus

jeudi 16 février 2023, par Heiner Michael Becker (CC by-nc-sa)

J’étais étonné de ne pas être mort, de ne pas m’être endormi en même temps que lui, écrit Elisée Reclus à une amie quelques mois après la mort de celui qui fut son compagnon le plus proche pendant toute sa vie, son frère aîné [1], Jean-Pierre-Michel Reclus est né le 16 juin 1827 [2] à Sainte-Foy-la-Grande en Dordogne. On le connut toujours sous le nom d’Elie, dû à son parrain, parent éloigné de la famille et personnage fort considéré, chez lequel le pasteur Reclus avait été bibliothécaire [3], bien qu’en famille on l’appelle normalement Michel (comme Jacques pour Elisée...). Il est élevé, jusqu’à l’âge de 12 ans, à Sainte-Foy-la-Grande et à Castétarbe, une petite commune voisine ; puis, en 1839, on l’envoie avec sa sœur Suzanne à Neuwied sur le Rhin, dans une communauté des frères moraves. Les jeunes gens de diverses nationalités (...) lui rendirent un autre service inconscient, plus éminent encore ; ils précisèrent sa personnalité. A cette époque, trente ans ne s’étaient pas encore écoulés depuis les guerres napoléoniennes, et les haines nationales persistaient avec une ténacité dont on ne peut se faire de nos jours aucune idée, même dans les pays ravagés par la guerre franco-allemande. Malgré la douceur, le charme naturel, la bonté native d’Elie, on le haïssait comme Français : c’était le damned Frenchrnan, le French frog ou froggie, der französische Schweinigel, tout cela agrémenté à l’occasion de taloches et de horions. [4] C’est pourtant au contact de ce milieu composé de nationalités diverses qu’il attribue plus tard ses convictions républicaines et libertaires, avec une profonde sympathie pour le « communisme » (celui des premiers chrétiens, par exemple, mais surtout pas celui des marxistes et du XXe siècle !).

Il rentre en France plus de trois ans après, en 1842, et parfait son éducation au collège d’Orthez, puis à celui de Sainte-Foy-la-Grande. Chrétien de volonté, sans l’être d’élan naturel (Elisée Reclus), Elie commence en 1847 ses études de théologie, d’abord à Genève. Il y reste un an : Ce fut la nuit de sa vie. Dans son existence ultérieure, il se refusait d’ordinaire à en parler : le seul nom de Genève le mettait en émoi. [5] A partir du printemps 1848, il poursuit ses études (rejoint bientôt par son frère Elisée) à la faculté de théologie protestante de Montauban. Avec deux amis, ils vivent et étudient à la campagne. La joie de vivre dans la nature poussa même les amis à un voyage qui, dans cette époque antérieure aux chemins de fer, était relativement lointain : un beau jour, après une brusque décision, ils partirent pour aller voir la Méditerranée, ne sachant trop où ils l’aborderaient. [6] Un voyage qui les impressionna tellement qu’Elie en parlait encore sur son lit de mort à Elisée, lui rappelant que, quand ils virent la mer, du haut de la colline de la Clape, tu en étais tellement impressionné que tu me mordis l’épaule jusqu’au sang [7]. Le voyage, réalisé autour du 13 juin 1849, montrait, semble-t-il, une telle indépendance que les autorités universitaires, par le biais du doyen, leur transmirent officiellement le consilium abeundi et les expulsèrent de l’université.

Elie Reclus par Nadar

Tandis qu’Elisée se décide à quitter la France, la résolution d’Elie fut prise aussitôt. Peu attristé de quitter une ville dont l’atmosphère était fort bourgeoise, pauvrement intellectuelle, il décida d’aller continuer ses études à l’université de Strasbourg, où il se sentait attiré par la renommée d’hommes tel que Reuss [8]. Il y termine ses études de théologie et soutient sa thèse, un Examen religieux et philosophique du principe de l’autorité [9]. Muni de son parchemin, dûment paraphé, Elie rédigea simplement sa lettre de démission définitive, de renoncement à tout emploi futur. C’était débuter par un coup de maître dans la carrière pour laquelle Elie avait pris cette devise : Et surtout, mon ami, surtout garde-toi bien de réussir !, devise dont tant de jeunes ambitieux ne comprendraient pas le sens. [10]

L’apprentissage de la vie

Il rentre à Orthez, où, au moment du coup d’État de Louis Bonaparte (2 décembre 1851), sa conduite fut très ferme (...). Dictant les termes d’un appel aux républicains, éloquent et net, il proposa d’aller aussitôt l’imprimer de gré ou de force et de battre ville et campagne pour grouper à l’hôtel de ville toutes les forces de résistance (...). Le lendemain matin à la première heure, (Elie et ses amis) se trouvèrent seuls à l’attaque de l’hôtel de ville. L’arrestation, qui aurait dû être la conséquence de cette tentative et dont Mme Reclus fut discrètement avertie par le maire, servit pour hâter l’exécution du projet des deux frères, qui était d’aller s’établir en Angleterre pour y continuer leur apprentissage de la vie et leurs études sociologiques  [11]. Ils arrivent à Londres le 1er janvier 1852, et Elie y reste jusqu’en 1855, séjour parfois interrompu par des visites à Huntingdon et à Dublin. Après quelques mois de dure misère, il trouve un poste de précepteur des enfants d’une famille aristocratique (lord et lady Sparrow), expérience guère heureuse car il ne daigna jamais connaître les titres par lesquels il convenait de s’adresser à ses élèves, et la noble famille crut devoir, après une expression de regrets cordiale, se priver des services du jeune professeur français. La deuxième expérience fut plus heureuse. Introduit dans une famille irlandaise de mœurs plus libres [la famille Fairfield] Elie eut, pendant quelques années, à Dublin et à Londres, à conduire les études de quatre jeunes gens qui lui firent certainement honneur [12].

Ernest Coeurderoy

En général, Elie est, pendant cette période, beaucoup plus en relation avec la communauté des exilés à Londres, et surtout ceux de gauche, qu’Elisée. Il connaît bien en outre Ernest Cœurderoy et c’est lui qui fait connaître à son frère ce milieu ; ce qui permettra à celui-ci d’informer bientôt l’aîné, absent de Londres, de tout ce qui s’y passe. Une lettre d’Elisée nous renseigne quelque peu sur leurs attitudes et préoccupations à cette époque : Je suis les cours homéopathiques et je m’aperçois que, de même que nous sommes les seules Swedenborgiens de Londres, de même aussi nous en sommes les seuls homéopathes. L’opposition qui s’abaisse jusqu’à élire son pourfendeur Cavaignac me ferait croire que nous sommes aussi les seuls socialistes. [13]

En 1855, Elie rentre en France où un ami, l’avocat saint-simonien Ch. Lemonnier, lui procure un emploi au Crédit mobilier, un organisme à ce point exemplaire de bien des institutions et créations issues du mouvement ouvrier organisé qu’on ne peut s’empêcher de reproduire la description admirable qu’Elisée en fait dans sa biographie d’Elie : Cette institution financière avait de très hautes prétentions. Les deux frères, Isaac et Emile Pereire, qui la dirigeaient, se considéraient comme étant les continuateurs pratiques du socialisme saint-simonien. (...) La banque du Crédit mobilier parcourut dans sa carrière une courbe analogue à celle des autres banques : le capital n’y fut associé au travail que pour l’exploiter de son mieux. Elie saisit la première occasion pour s’en retirer et reprendre la liberté de ses mouvements. [14] A la même occasion, Elisée s’exprime aussi sur les idées d’Elie qu’on ne peut autrement identifier, faute de publications à cette époque et à cause de la perte de presque toutes ses archives : On a dit d’Elie qu’il avait appartenu à l’école fouriériste ; cette assertion est inexacte, mais on comprend que des amis s’y soient trompés, tant Elie avait étudié les œuvres de Fourier avec enthousiasme, tant il était versé dans les travaux des utopistes révolutionnaires, tant il connaissait bien les diverses tentatives de phalanstères. [15]

La « petite commune libertaire » s’agrandit

En 1856, il épouse sa cousine Noémi Reclus, une des filles de Jean Reclus (1789-1869), le frère aîné du pasteur Jacques Reclus. (Leur premier fils, Paul, est né en mai 1858, un deuxième, André, en 1861.) C’est bien sûr chez eux qu’Elisée s’installe quand il rentre à Paris en août 1857, commençant ainsi le premier noyau de ce que Nettlau a appelé une petite commune libertaire. Leur sœur Louise écrira plus tard que les principales difficultés de l’installation d’Elisée à Paris étaient (...) vaincues, (...) grâce aussi, il faut le dire, à sa cohabitation avec Elie, assuré du gagne-pain par une modeste place dans le secrétariat du Crédit mobilier. Elisée pouvait donc se marier sans appréhensions du lendemain (...). Ce mariage ne rompit pas l’union des deux frères, qui se bornèrent à prendre un plus vaste appartement et continuèrent leur vie de famille [16]. Elie participe souvent aux travaux d’Elisée et, en 1860, c’est au cours d’un tel voyage d’étude qu’arriva au frère aîné un fâcheux accident. Il fit une chute dangereuse sur une pente du glacier Noir, dans le massif du Pelvoux. Heureusement retenu par une saillie du roc, Elie fut relevé vivant. Sa main droite, cruellement meurtrie, resta paralysée pendant de longues années [17].

En 1862, I. Pereire voulut se l’attacher comme secrétaire particulier. D’employé, il serait alors devenu complice des agissements de la banque ; il refusa et quitta son emploi [18]. Elie avait précédemment trouvé un travail accessoire qui devint alors sa principale occupation : depuis le printemps 1858, il contribuait par des articles à la Revue germanique [19] et, pendant quelque temps, y travailla comme secrétaire de la rédaction. Il espère aussi pouvoir créer un journal qui devait paraître à Chambéry mais qui ne se réalisa pas. A partir de 1860, il écrit pour plusieurs journaux français et devient, entre 1861 et 1863, le correspondant de la Revue de l’ouest de Saint Louis en Missouri et de la Russkoe Slovo) (Saint-Pétersbourg).

Émile Acollas

Aux alentours de 1860, les deux frères fréquentent un temps des groupes blanquistes, puis rendent visite à Proudhon, sans se lier à lui à cause de son entourage, et c’est à cette époque qu’ils commencent à participer plus ou moins régulièrement à des réunions et discussions chez Emile Acollas et chez Charles Fauvety [20]. Dans leur propre appartement se réunissent au moins une fois par semaine, [une] quantité d’amis républicains, de socialistes, de révolutionnaires étrangers exilés à Paris. C’est chez Fauvety qu’ils font la connaissance d’Alfred Dumesnil, gendre de Michelet, avec lequel ils se lient d’amitié et, en 1862, lorsqu’il cherche une institutrice pour ses deux filles, ils lui proposent les services de leur sœur Louise (qu’il épousera en 1871 en secondes noces). Ainsi se crée une situation dont tout le monde profite, car Dumesnil leur propose bientôt d’habiter chez lui, dans la vieille et pittoresque maison de Vascœuil, dont la tourelle à sept pans domine un incomparable jardin, un vivier, la rivière sinueuse Acrevon, glissant bruyamment entre les fortes racines des hêtres et des aulnes, puis un vaste horizon de prairies jusqu’au village, et, par-delà le village, sur les longues pentes des collines et la grande forêt sombre [21].

Elisée l’explique ainsi à sa belle-sœur Noémi un peu angoissée : Il ne s’agit point de nous séparer, de nous démembrer, comme tu le dis, mais au contraire de fortifier, de consolider notre famille en lui donnant un point d’appui qu’elle n’avait pas. Bien que nous n’ayons certainement pas à nous plaindre de la destinée, nous étions sans cesse exposés aux chances et aux aventures de cette vie de Paris où, coûte que coûte, il faut pour résister être dispos et bien portant. Maintenant, grâce à notre excellent ami Dumesnil, nous pourrons tenter de nous soustraire à ce grand imprévu de Paris pour doubler nos forces en nous associant et cela dans un lieu où nos enfants trouveront à la fois sous nos yeux la santé physique et l’instruction. Provisoirement chacun pourra vaquer à ses affaires loin du home. L’un pourra s’occuper de son journal à Paris, l’autre de sa géographie dans les Alpes, mais nous ne serons pas plus démembrés que nous ne le sommes aujourd’hui. C’est toujours vers le but commun que tendront nos efforts. [22]

C’est là, à Vascœuil, qu’Elie écrit dans les années 1860 une grande partie de sa production littéraire. Dans des souvenirs personnels, son fils Paul décrit bien sa façon de procéder : Jusqu’à l’âge de 50 ans, [il] travaillait debout. Il se servait d’une sorte de table inclinée, avec un dispositif spécial pour l’encrier et autres accessoires ; un pot de colle, par exemple, lui était essentiel, parce qu’il fabriquait lui-même une quantité de cartonnages, de boites, pour classer ses notes et ses liasses de papiers. Il composait lentement ; le travail manuel lui donnait le temps de réfléchir ; il gommait, recommençait le texte, le jetait au panier et n’était jamais satisfait de la forme. Très souvent ma mère intervenait et copiait l’article pour pouvoir l’expédier et faire bouillir la marmite. [23]

Elie Reclus par Nadar

Le 1er octobre 1863, il est avec le gendre de Cabet, J.-P. Beluze, un des principaux fondateurs de la Société du crédit au travail et signe ses statuts en tant que secrétaire [24]. La société avait pour but de créditer les associations actuellement existantes, d’aider à la formation de nouvelles associations de production, de consommation ou de crédit, d’aider au développement des principes de solidarité et de mutualité, afin de rendre le crédit accessible aux travailleurs fonctionnant dans toutes les branches de l’activité humaine : agriculture, industrie, commerce, enseignement, sciences et arts, lesquels travailleurs se cautionneront mutuellement, soit en s’associant, soit en se solidarisant les uns avec les autres ; c’est-à-dire de contribuer de toutes les manières à faciliter les relations entre la bourgeoisie républicaine de bonne volonté et le monde des travailleurs (Paul Reclus).

Elisée Reclus se joint aux efforts de son frère, et c’est souvent lui qui s’occupe des besoins quotidiens quand Elie est absent de Paris pour recruter des adhérents ou à Vascoeuil pour écrire. Mais la société ne dure pas très longtemps et s’effondre en 1869, non seulement à cause de l’inexpérience et de la naïveté de ses protagonistes, mais aussi, comme c’est souvent le cas, du fait de la malhonnêteté d’un employé, laissant ses fondateurs (et surtout Beluze) avec des dettes importantes. Son fils Paul, certainement profondément impressionné par ces événements, écrira plus de soixante-dix années plus tard : Ce fut un gros chagrin pour Elie, il se trouva frappé en plein cœur. Son amour pour la chose publique, ni son dévouement n’en furent diminués, mais son esprit, son langage restèrent imprégnés d’une mélancolie constante, tempérée néanmoins par une bienveillante ironie (Elisée). [25]

Dans le domaine de la propagande, Elie s’occupe pendant plusieurs années des principaux organes de la coopération en France : il rédige (et gère aussi la plupart du temps) une revue dont le titre annonce bien son programme : l’Association. Bulletin international des sociétés coopératives, et participe à la Coopération, qui lui succéda, ainsi qu’aux almanachs qui les accompagnent. En même temps, il collabore à la Rive gauche (1865-1866).

Au cours de ces années, sa participation aux revues russes publiées par G.E. Blagosvêtlov se régularise et il devient correspondant régulier du Mysl’ (la Pensée, plus tard Dielo [Travail]). En octobre 1867, il est proposé par Gustav Vogt, Elisée et leur ami commun Alfred Naquet (et puis aussi par Bakounine), comme directeur français du journal officiel de la Ligue de la paix et de la liberté, les États-Unis d’Europe (en concurrence d’ailleurs avec Charles-Louis Chassin, qui prépare déjà la publication de la Démocratie, à laquelle collaborèrent Elie et Elisée Reclus, aussi bien que Bakounine) [26]. A cette époque, il espère aussi pouvoir publier un journal quotidien à Saint-Etienne. Dans ses projets, il est pourtant pour une fois freiné par Elisée : Il n’est pas bien sûr que le gros de la bataille doive se transférer de sitôt en France, et que l’ère des discussions philosophiques sur la liberté fédérative et républicaine doive finir par suite de ce grand imbroglio d’Italie. Nous sommes trop portés à nous figurer que le grand jour est arrivé et cela même nous fait commettre des fautes qui le retardent. [27]

Fernando Garrido, Aristide Rey, Élie Reclus et Giuseppe Fanelli.

Il prépare également une des rares publications communes avec Elisée, l’introduction à la deuxième édition du Dictionnaire des communes de France dont il rédige la partie statistique. Avec, entre autres, sa femme Marthe-Noémi, son frère Paul, et André Léo, on le retrouve parmi les signataires des statuts de la Société de revendication des droits de la femme [28]. Il semble qu’en 1868, il ait été présent au congrès de Bruxelles de l’AIT bien qu’auparavant il ne parait pas s’être intéressé aux affaires de l’Internationale, peut-être à cause des divergences avec Tolain, longtemps la figure prédominante de la section de Paris [29]. C’est cette même année que le Times de Londres publie ses « Lettres de France » et qu’il écrit ses Physionomies végétales. Vers la fin de l’année, il part en voyage en Espagne révolutionnaire avec son ami Aristide Rey et avec Giuseppe Fanelli dont les activités vont provoquer la rupture entre Elie et Bakounine [30].

Un brancardier... directeur de la Bibliothèque nationale

Face à la guerre franco-allemande, il réagit d’abord et surtout en patriote français et l’on peut supposer qu’il n’était pas éloigné de la position d’Elisée qui réclame une « guerre à outrance ». Le 4 septembre, Elie était à Paris et se mêlait à la foule ardente des républicains ; il eut la joie d’être de ceux qui prirent une part active au refoulement des troupes massées sur la place de la Concorde, à la destruction des postes qui défendaient le jardin et le palais des Tuileries, à la dispersion des personnages officiels qui s’étaient aventurés dans les salles du Corps législatif ou aux alentours, et qui, voyant la tournure des choses, cherchaient à s’enfuir inaperçus. [31] Handicapé par la blessure de sa main droite, il ne peut participer à la Garde nationale et s’associe à André Lefèvre pour faire partie de ceux qui trièrent et préparèrent en vue de leur publication les documents trouvés aux Tuileries [32].

Il collabore alors à la République des travailleurs  [33] et, le 25 mars 1871, il signe, avec ses frères Elisée et Paul, et F.D. Leblanc, un Appel au peuple de Paris qui déplore les dissentiments qui se sont élevés entre les républicains qui suivent le Comité central (...) et les républicains qui suivent la députation et les mairies. On s’est mutuellement reproché d’être sorti de la légalité qu’il est pourtant impossible d’observer en pleine révolution. Quel que soit le bien fondé ou l’exagération des récriminations réciproques, nous ne voulons pas d’une lutte terrible et fatale, nous ne voulons pas que notre République se noie dans le sang des républicains. (...) Citoyens, au scrutin ! [34]

Édouard Vaillant

Pendant la Commune, il sert comme brancardier de la Garde nationale et fait aussi partie d’une commission chargée de la réorganisation de l’enseignement primaire. Le 29 avril 1871, il est nommé directeur de la Bibliothèque nationale par Edouard Vaillant (sur proposition d’Aristide Rey, alors son secrétaire), et il entre en fonction le 1er mai [35]. Pendant la répression de la Commune, il est caché et sauvé (avec sa femme et son fils Paul) par des amis sûrs (les familles Kneip et Schmahl, le professeur François Huet et sa sœur). Il rédige son Journal de la Commune (qui connaîtra une publication posthume), et ne quitte Paris qu’au début de septembre lorsqu’il se rend, avec les faux papiers d’un Italien, d’abord en Italie, puis en Suisse, où il se fixe à Zurich ; il y restera, à part quelques voyages, jusqu’en 1877. Pour sa participation à la Commune, il est condamné, le 6 octobre 1875, par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée. Ses expériences des années 1860 et pendant la Commune semblent l’avoir désillusionné quelque peu, et c’est à partir de cette époque qu’il se trouva en dehors du mouvement socialiste, et ses travaux le dirigeaient de plus en plus vers l’ethnologie et de là vers l’histoire des religions. Son nom est rarement rencontré dorénavant dans la presse socialiste avancée, bien que ses idées n’aient en rien changé [36]. A l’exception de ses travaux pour la revue russe Dielo, qui restent le principal gagne-pain de la famille, il collabore régulièrement au cours de ces années à la Gironde de Bordeaux dans laquelle paraissent entre autres ses « Lettres allemandes » et ses « Lettres d’un cosmopolite ».

En 1876 ou 1877, sa collaboration au Dielo s’arrête et il se rend aux États-Unis pour tenter d’y trouver un autre employeur et pour visiter les communautés des shakers et celle d’Oneida. Il y rencontre, entre autres, l’anarchiste individualiste Benjamin Tucker et collabore à sa Radical Review. En 1877, il s’installe à Londres. Amnistié le 11 mars 1879, il rentre à Paris peu de temps après et trouve un emploi de bibliothécaire aux éditions Hachette, éditeur de la Géographie universelle de son frère.

A la fin des années 1870, il écrit pour, entre autres, le Travailleur, l’Almanach de la Commune, la Nouvelle Revue et le Cornhill Magazine ; à partir des années 1880, il collabore à l’Encyclopaedia Britannica, à la Nación de Buenos Aires, à la Revue internationale de science, à des publications d’anthropologie, et puis surtout à la Société nouvelle que le jeune colinsiste belge Fernand Brouez avait fondée en 1884 et qui devint assez rapidement une revue à caractère plutôt libertaire (après la mort prématurée de Brouez, elle fut continuée par Augustin Hamon sous le titre l’Humanité nouvelle). En 1885, paraît le premier de ses livres publiés en français, Les Primitifs, suivi en 1894 par Le Primitif d’Australie. Au sujet de ses travaux sur la mentalité du primitif, son ami et biographe De Greef critiquait une certaine tendance à idéaliser les formes primitives de la vie par opposition à celles plus complexes et parfois troubles de la civilisation moderne [37]. L’ethnologie et la mythologie faisaient pour lui partie de la psychologie collective de l’espèce humaine (dont l’anthropologie serait une anatomie et la démographie une physiologie en grand).

Après l’attentat de Vaillant, la police cherchera en vain son fils Paul qu’elle croit impliqué dans l’affaire et se vengera sur le père ; le 1er janvier 1894, son appartement est perquisitionné et il fut traîné au dépôt, dépouillé de ses vêtements, mesuré à l’anthropométrie de l’animal Bertillon... Il en avait assez. Il quitta la France [38]. Dans une lettre au Temps, il avait d’ailleurs déclaré aux pourvoyeurs de la prison, le 16 décembre 1893 : J’approuve hautement mon fils pour ce que je sais de sa conduite, et pour ce que j’en ignore, j’ai confiance en lui. [39]

Il se rend à Bruxelles, où il rejoint son frère Elisée, et accepte une chaire de mythologie comparée à l’Université nouvelle. Au cours des dix années suivantes, il y donne une centaine de leçons toutes originales sur la mythologie ; son dernier cours aura lieu le 9 décembre 1903. Atteint d’une grippe infectieuse qui provoqua une paralysie progressive, il décède à Ixelles (Bruxelles) le 11 février 1904.


Jacques Reclus   Charles Perron



[1Lettre du 15 septembre 1904, à Antonine de Gérando, Correspondance, t. III, p. 283.

[2C’est bien sa date de naissance d’après l’état civil ; il est pourtant à noter que des membres de la famille ou des amis proches donnent des informations différentes : Elisée, par exemple, dans sa petite biographie d’Elie, indique le 11 juin 1827, tandis que dans fa biobibliographie d’Elle préparée par son fils Paul et publiée par Ishill, et dans la biographie de Guillaume De Greef, on trouve le 17 juin 1827.

[3Elisée Reclus, Elie Reclus 1827-1904, s.l. n.d. [Paris, L’Emancipatrice, mai 1905], p. 5 ; réimpr. aussi dans Les Frères Elie & Elisée Reclus, pp. 157-184 [p. 157].

[4Ibid., pp. 12-13 [p. 165].

[5Ibid., p. 16 [p, 168].

[6Ibid., p. 19-20 [pp. 171-172].

[7Paul Reclus, « A few recollections on the brothers Elie and Elisée Reclus », dans lshill (1927), pp. 1-25 [pp. 24-25] ; trad. de l’anglais (le passage n’est pas inclus dans les extraits de ses souvenirs publiés dans Les Frères Elle & Elisée Reclus).

[8Elisée Reclus, Elie Reclus, p. 20 [p. 173].

[9Le résumé a été imprimé à Strasbourg, lmpr. de P.A. Dannbach, 1851, 36 pp. Le manuscrit, plus complet, se trouvait encore dans les papiers d’Elie que Nettlau a pu utiliser en 1929 et constituait un inédit qu’il aurait voulu voir publié.

[10Elisée Reclus, op. cit.. pp. 21-22 [p. 174].

[11Ibid., pp. 23-24 [pp, 175-176].

[12Ibid., p. 25 [p. 177].

[13Lettres d’Elisée à Elie Reclus, Londres, 2 et 8 mars 1852, Correspondance, t. I, pp. 50-53. Comme Nettlau le souligne discrètement, Elie connaissait à cette période certainement mieux qu’Elisée la gauche radicale et les quelques anarchistes existants.

[14Op. cit., pp. 25-26 [p. 178], en partie aussi dans Correspondance, t. I, p. 228. Cf. également J. Pereire, Leçons sur l’industrie et les finances (...) suivies d’un Projet de banque, Paris, au Globe, 1832 ; A. Crampon, La Finance saint-simonienne à son déclin, Paris, 1867 (tiré-à-part de la Gazette de France, 16 sept, 1867).

[15Ibid. Le fils de Paul Reclus, Jacques, m’a précisé qu’un jour dans les années 60, après une brouille entre les deux frères, son frère Michel avait disparu avec plusieurs caisses de manuscrits et documents. ll semblait s’agir de ce que Nettlau avait pu utiliser partiellement en 1928, c’est-à-dire une fraction des archives d’Elisée Reclus, d’Elie Reclus et de Paul Reclus. Paul Reclus avait, juste avant la guerre en 1939, préparé l’envoi de la plupart des archives de son père à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam. Au moment où je rédige cet article, cet institut vient de recevoir un microfilm du fonds Reclus de l’ancien Institut du marxisme-léninisme de Moscou qui contient une masse énorme de manuscrits et documents d’Elie Reclus, dont le manuscrit de La Commune au jour le jour, et plus de 11 000 pages manuscrites de ses correspondances pour des revues et des journaux en Russie (1860-1876).

[16Correspondance, t. I (1911), pp. 183-184.

[17Ibid., p. 209, note, Au sujet de ce voyage, cf. Elisée Reclus, « Excursions dans le Dauphiné », dans le Tour du monde, 1860.

[18Comme pour d’autres périodes de sa vie, la chronologie n’est pas claire ; la date (1858) que donne son fils Paul doit être fausse ; cf. également Elisée à sa mère (s.d., mais de 1862 ; Correspondance. t. I, pp. 216-217) : Il est probable qu’Elie va passer du bureau du contentieux à celui des chemins de fer autrichiens où il aura moins de fatigue, de meilleurs appointements et un chef de bureau beaucoup plus agréable. Ce changement aura probablement lieu au mois d’août (...).

[19Une collaboration qu’il continuera presque jusqu’à la fin de la revue survenue en 1868. Une grande partie des articles d’Elie Reclus ont été publiés dans les divers journaux et revues sous des pseudonymes, surtout Bonhomme Simplice, Croque-Notes, Jacques Lefrêne, Michel Trigant.

[20Emile Acollas (1826-1891), juriste, qui s’est particulièrement distingué par ses travaux sur le droit de l’autonomie de l’individu. Charles Fauvety (7813-1894), fouriériste, puis « socialiste religieux », a publié plusieurs revues.

[21Elisée Reclus, Elie Reclus, p. 27 [p. 179].

[22Correspondance, t. 1. pp. 230-231.

[23Les Frères, pp. 185-186. Participait au travail d’Elie, outre sa femme Noémi, sa sœur Loïs qui corrigeait presque tous ses articles importants et ses livres.

[24Cf. J.-P. Beluze, Les Associations conséquences du progrès. Crédit au travail, Paris, chez l’auteur, janvier 1863 ; Qu’est-ce que la Société du crédit au travail ?, ibid., 1863.

[25Paul Reclus, Les Frères, op. cit., p. 48.

[26Cf , pour cet épisode, Correspondance, t. I, pp. 262-274.

[27Ibid., p. 267.

[28Versailles, Impr. Cerf, 1869, 15 pp. ; Elisée parle déjà du Manifeste du droit des femmes... que nous n’avons pas encore eu le temps de vous copier, dans une lettre de 1866, Correspondance, t. I, p. 261.

[29Cf. la lettre d’Elisée qui lui présente Benoît Malon et lui explique des détails historiques de l’AIT.

[30D’octobre 1868 jusqu’à janvier ou début février 1869 ,-cf. les lettres d’Elisée à ce sujet, Correspondance, t. I, pp. 292-295, 303-319.

[31Elisée Reclus, Elie Reclus, op. cit., p. 181.

[32 Papiers et correspondance de la famille impériale. Papiers trouvés aux Tuileries - Pièces trouvées aux Tuileries, Paris, Imprimerie nationale, t. I (fasc. 1-16), 1870, 560 pp. + 20 fac-sim. ; t. II (fasc. 17-24), 1870-1871, 228 pp. Ces archives furent en grande partie brûlées lors de l’incendie des Tuileries en mai 1871.

[33Organe de l’Association internationale (sections des Batignolles et des Ternes), Paris, n° 1 au n° 8 janvier-4 février 1871.

[34In le Cri du peuple (Paris), n° 25, 26 mars 1871, p. 2, col. 3.

[35Pour tout ce qui se rapporte à cette période, on peut se référer à son journal publié sous le titre La Commune de Paris au jour le jour - 1871 - 19 mars-28 mai, Paris, Librairie C. Reinvvalcl-Schleicher Frères, 1908 ; d’abord (incomplet) dans l’Insurgé (Liège), à partir du 11 nov. 1905, sous le titre « Le Journal d’Elle Reclus pendant la Commune ». Sur son travail à la BN, cf. Henri Dubief, « L’Administration de la Bibliothèque nationale pendant la Commune », le Mouvement social (Paris), n°37, oct.-déc. 1961.

[36Paul Reclus, « Extraits des souvenirs personnels sur Elle et Elisée Reclus », dans Les Frères, pp. 185-192 [p. 190] ; ses souvenirs sont publiés intégralement en anglais dans le recueil de Joseph Ishill.

[37G. De Greef, « Eloge d’Elie Reclus » pp 30-31.

[38Kropotkine dans la nécrologie d’Elie, publiée anonymement dans les Temps nouveaux, 19 févr. 1904.

[39L’Intransigeant (Paris), 18 déc. 1893. Pour l’arrestation, cf. l’Intransigeant, 3 janv. 1894 : Qu’a-t-on à reprocher à ce travailleur, à cet honnête citoyen ? Il est anarchiste. Mais a-t-il jamais professé la propagande par le fait ? Non. C’est la philosophie qui l’a conduit à l’anarchie théorique, idéale. L’acte du gouvernement est bien criminel, mais il est encore plus stupide.