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Nadar

samedi 25 juin 2022, par Pascal Bedos (CC by-nc-sa)

Gaspard-Félix Tournachon n’est pas encore Nadar lorsqu’il naît le 6 avril 1820 à Paris, au sein d’une famille d’imprimeurs lyonnais. Vingt-trois années séparent ses parents qui ne se marieront qu’en 1826, après la naissance d’un second fils, Adrien. Il fréquente plusieurs pensionnats et collèges à Paris jusqu’en 1836, mais la faillite de l’entreprise familiale et la maladie obligent son père à se retirer à Lyon. Victor Tournachon y meurt, âgé de 66 ans, le 8 août 1837. Plus tard, Nadar aimera à parler des études de médecine qu’il aurait faites dans cette ville. Mais, dès 1837 ou 1838, se retrouvant soutien de famille, il cherche ailleurs sa subsistance. Et court ainsi les piges dans plusieurs petits journaux lyonnais, puis à Paris. Il fera ses premières armes de journaliste dans la critique théâtrale. Puis, avec R Millaud, il fonde le Négociateur et l’Audience, journal judiciaire où l’on a poussé si loin le culte de l’horrible et du cadavre.

En 1839, il quitte l’Audience et lance une publication assez luxueuse, le Livre d’or, qui se révélera un échec commercial. C’est dans une réunion d’amis intimes, préfigurant la « bohème », où l’on s’amuse à coller la terminaison « dar » à tous les mots d’une phrase, que naîtra son pseudonyme : Tournachon deviendra « Tour-nadar », puis simplement « Nadar ». En 1842, il commence à signer ses articles de ce nom d’emprunt et trouve enfin une place plus stable au Commerce, journal politique d’opposition. La fréquentation de la Chambre et des parlementaires le conduit à entrer en 1844 au secrétariat du député d’Elbeuf. Mais Nadar s’intéresse à beaucoup de choses : il publie un feuilleton, place quelques croquis dans les journaux... et combine les deux activités dans un canard satirique, le Corsaire-Satan. Il collabore de plus en plus, en tant que caricaturiste, à des journaux humoristiques : la Silhouette, de 1846 à 1848 ; puis le Voleur, et enfin la consécration avec le Charivari. Le style des dessins de Nadar est très particulier, et Banville a pu écrire : Jusqu’en 1852, il improvisa un tas d’étonnants chefs-d’œuvre bizarres, absurdes, fous, naïfs, effrontés, charmants... Plus ironique, Gavarni s’exclamait : Ah ! nous sommes perdus, voilà Nadar qui a appris à dessiner !

L’aventure polonaise

Malgré ses professions de foi républicaine et un socialisme inspiré par Lamenais et P. Leroux, il ne participe pas aux événements de la révolution de 1848. Mais Nadar a besoin d’action et va se lancer dans une rocambolesque expédition. Pour appuyer les efforts de libération des Polonais, des volontaires français et des immigrés constituent un corps expéditionnaire qui gagne la frontière et... se fait arrêter par l’armée prussienne dans les premiers jours de mai. Après avoir été internés en Saxe, ils seront libérés et pourront regagner la France.

Pas découragé, Nadar fera ses offres de service au gouvernement provisoire qui l’enverra en juillet espionner en Prusse les troupes russes massées à la frontière. Après avoir parcouru l’Allemagne comme vrai-faux dessinateur ; il regagne Paris début septembre. Cette fois, il n’a pas été découvert mais les résultats de sa mission ne semblent guère probants.

Hetzel fait appel à son talent de caricaturiste pour la Revue cornique à l’usage des gens sérieux qu’il vient de lancer en ce mois de novembre 1848. Il s’agit de stigmatiser les erreurs du régime et de contrer un personnage qui devient de plus en plus envahissant : Louis-Napoléon Bonaparte. Nadar y crée un personnage, type même de l’éternel opportuniste, Monsieur Réac, hélas toujours bien vivant à notre époque. Mais la revue ne dure qu’un an, étouffée par la censure. En mai 1849, il entre au Journal pour rire de Charles Philipon où il continue ses charges antibonapartistes. Mais sa signature est devenue célèbre, il publie de nombreux recueils de dessins et ne suffit plus à la tâche, surtout que M. Nadar n’a jamais aimé les « travaux forcés ». Ainsi naît l’« atelier Nadar », avec ses dessinateurs employés à effectuer des croquis ou à fignoler l’exécution. Souvent, malgré tout, comme le « patron » aime par trop « papillonner », les caricatures sont livrées au dernier moment avec tous les prétextes imaginables pour expliquer le retard. Mais notre homme a des idées, beaucoup d’idées, et il songe à regrouper tous les dessins de gens illustres que son « usine » a sortis : ce sera, en mars 1854, le Panthéon Nadar. C’est un succès, et l’on se précipite pour s’arracher l’énorme lithographie qui s’étale aux devantures des libraires.

Pour réaliser le Panthéon, Nadar s’est parfois servi de photographies et a été amené à réaliser des clichés. Il installe un atelier au 113, rue Saint-Lazare et, au cours des années suivantes, va effectuer les portraits de ses amis. Et les amis de Nadar s’appellent Vigny, Théophile Gauthier, Michelet, George Sand, Dumas, Nerval... Un épisode douloureux pour Nadar sera le procès qui l’opposera à son frère Adrien. En effet, généreux, il l’avait associé à son affaire, mais la jalousie du cadet conduisit à la rupture, puis à la concurrence déloyale. Dans les années 60, Nadar devient le photographe officiel... de l’opposition. Tous les ennemis de l’Empire le fréquentent, ainsi que les écrivains, les peintres, les artistes. Nadar était célèbre, ses portraits photographiques inscrivent son nom pour la postérité.

Nadar, série Autoportrait « tournant » (vers 1865)

Mais, déjà, autre chose le passionne : pourquoi ne pas photographier en l’air, de la nacelle d’un ballon ? Une fois résolus les problèmes techniques que pose la prise de vue [1], le virus d’Icare l’ayant atteint, il s’intéresse au vol et surtout au plus lourd que l’air. En 1863, il participe à la fondation d’une société d’encouragement [2] et à la publication d’un manifeste concernant l’autolocomotion aérienne, puis c’est la parution de la revue Aéronaute et, en 1865, Le Droit au vol. Sous ce titre quelque peu provocateur, Nadar tente de démontrer que, pour maîtriser la dirigeabilité d’un appareil, il est nécessaire que celui-ci soit plus lourd que l’air. Lui et ses compagnons se ruinèrent pour une idée en avance sur leur temps car il faudra attendre un quart de siècle avant que Clément Ader leur donne raison en s’élevant sur L’Eole.

Les ballons du Siège

Le 19 juillet 1870, le gouvernement impérial déclare la guerre à la Prusse. Conflit qui se conclut par la capitulation de Napoléon III à Sedan le 2 septembre, provoquant la chute de l’Empire. Mais Paris, qui a proclamé la République, veut continuer la lutte et c’est le siège de la capitale. Dès juillet-août, des aéronautes confirmés avaient proposé en vain leurs services pour observer les mouvements et les défenses de l’ennemi. Nadar profitera de la proclamation de sa république pour installer révolutionnairement (sans demander de permission) sa compagnie d’aérostiers et deux ballons place Saint-Pierre, à Montmartre. C’est à cette occasion qu’il rencontre Elisée Reclus car celui-ci lui propose ses services : Je crois que je pourrai vous être utile. A l’avantage d’être plus lourd que l’air, je joins celui d’être géographe et un peu météorologiste. En outre, j’ai de la volonté. [3] Malgré les événements, l’exil et la distance qui les séparent, les deux hommes continueront toute leur vie à s’apprécier et à correspondre.

Pour l’heure, la Compagnie des aérostiers militaires, sous la direction de Nadar, Dartois et Duruof, après l’observation des troupes ennemies, organise la poste aérienne afin que Paris reste en contact avec la province malgré le siège organisé par les Prussiens. Étrangement, Nadar ne participera pas à la Commune de Paris. La peur des risques (il en prendra pourtant de nombreux pour aider les communards vaincus), la maladie qui l’épuise moralement et physiquement ou, plus certainement, la conscience que la Commune vient trop tard et mène droit au massacre peuvent expliquer son attitude. Bien que surveillé par les versaillais et menacé d’arrestation, il héberge un temps Félix Pyat, sauve le général Bergeret, rend visite aux amis incarcérés, apporte son témoignage lors des procès (Élisée Reclus) et intervient de multiple fois auprès de Thiers...

Nadar, à l’image de la France de l’époque, se retrouve après ces événements ruiné. Il reprend son activité de photographe pour assurer son gagne-pain, celui de sa femme et de son fils, Paul. Il écrit également, chroniques et ouvrages, qui sont des fragments de souvenirs. Lorsqu’en 1887, sa femme est frappée d’hémiplégie, il se retire avec elle à Sénart et confie son atelier à son fils. A 67 ans, Nadar aurait bien mérité de vivre tranquillement sa retraite. Mais les affaires vont mal, Paul connaît de graves difficultés financières et souffre de sa situation de simple gérant. Son père finit par lui laisser la direction de l’entreprise et doit reprendre ses activités de photographe.

Elisée Reclus, par Nadar.

Il s’installe à Marseille en 1897 et, grâce à son énergie retrouvée, connaît de nouveau la prospérité. En 1900, la cession de son atelier lui procure une rente qui lui permet de vivre convenablement. Cette même année a lieu une rétrospective de son œuvre à l’occasion de l’Exposition universelle. Sa femme décédera en 1909 et lui le 21 mars 1910, à l’âge respectable de 90 ans, après avoir eu le temps de féliciter Blériot pour sa traversée de la Manche en avion.

Après la Commune de Paris, le socialisme de Nadar a évolué progressivement vers l’anarchisme ; il apporte régulièrement son soutien à Jean Grave lorsque celui-ci rencontre des difficultés en tant que gérant de la Révolte et n’hésite pas à affirmer qu’avec l’âme la plus haute qui soit pour moi, avec mon si grand et cher Élisée (Reclus), j’en suis finalement venu à l’acratie pure et simple, qui m’apparaît comme l’unique vérité de demain. [4]


  Adhémar Schwitzguébel



[1On lui doit, outre l’idée et la réalisation de la photographie aérienne, le premier cliché en lumière artificielle, les premiers reportages photo dans les égouts et les catacombes de Paris...

[2Jules Verne, qui fit partie de la société, s’en souviendra pour écrire Robur le Conquérant et De la Terre à la Lune dont le nom du héros, Michel Arden, est l’anagramme de Nadar. Les illustrateurs de l’édition Hetzel lui avaient même donné ses propres traits.

[3Elisée Reclus, Correspondance, tome II, Schleicher frères, 1911.

[4Lettre de Nadar à Léon Daudet, 27 juillet 1893, citée par Roger Greaves, Nadar ou le paradoxe vital, éd. Flammarion, 1980.