Petit-neveu d’Elisée (NdR : fils de Paul Reclus), Jacques Reclus (1894-1984) a lui aussi fait sien l’idéal libertaire. Né à Paris le 3 février 1894, il passe son enfance en Ecosse, puis en Belgique, où il entreprend des études de sciences économiques. De retour à Paris, il continue celles-ci tout en se vouant au piano et se destine à une carrière de musicien. Il se retrouve ainsi en 1912 à Montargis, où il donne des cours de solfège à une cinquantaine de jeunes Chinois internes au lycée, premier contact avec ce monde chinois qui va orienter tout le cours de sa vie.
En 1918, un éclat d’obus reçu à la main droite pendant la Première Guerre mondiale va mettre fin à ses débuts prometteurs de pianiste professionnel et il se lance dans le journalisme syndical. Dès cette époque, il est connu dans les milieux libertaires, non seulement par son nom mais surtout pour ses activités. Il collabore à la Clairière (1917) et à la Bataille syndicaliste, devenue la Bataille (1914-1916). A partir de janvier 1920, il devient gérant des Temps nouveaux. Il collabore également à la revue du docteur Pierrot, Plus loin, et au Libertaire quotidien. Sous son impulsion, en 1923, se constitue le Groupement de défense des révolutionnaires emprisonnés en Russie. Ce collectif édita la brochure Répression de l’anarchisme en Union soviétique.
A cette époque, Jacques Reclus vit avec Christiaan Cornelissen et sa femme Lilly Rupertus et feront ménage à trois pendant quelques années. Dans les années 20, Lilly et mon père auront à s’occuper pendant un certain temps de Pierra, fille de Sacha et petite-fille de Pierre Kropotkine.
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Peu après, il entre en contact avec un jeune Chinois du nom de Wu Kegang venu en France dans le cadre du mouvement Travail-Etude initié par l’anarchiste Li Shizeng [2]. Wu lui fait part de la création à Shanghai, à la fin de l’année 1927, de l’Université du Travail, conçue sur le modèle kropotkinien consistant à transformer les écoles en champs et en usines, et les usines et les champs en écoles
, et où la combinaison travail-étude doit permettre l’avènement d’un nouveau type d’individu, annonciateur de la société anarchiste à venir [3].
Enthousiaste, Jacques Reclus part y enseigner le français. Il arrive en mai, en compagnie de son ami l’avocat Pascal Mugnier, expulsé d’Indochine. Jacques Reclus dénonce aussitôt la corruption des fonctionnaires français. Rapidement, l’expérience universitaire va tourner court, le gouvernement de Tchang Kaï-chek procédant dès 1930 à une coupe claire dans les crédits de fonctionnement pour cause de « subversion ». Il décide alors de rester en Chine. Après Shanghai, ce sera Nankin, puis Kunming, capitale du Yunnan limitrophe du Vietnam où le surprendra la Seconde Guerre mondiale. Sa maison va devenir un lieu de rendez-vous de la France libre (Pierre Boulle, Léon Jankélévitch...), alors que la péninsule indochinoise est sous la botte de Vichy.
Il regagne ensuite Pékin en 1945 et y enseignera jusqu’en 1952. La violente campagne anti-étrangers, accusés d’être des espions à la solde de l’impérialisme, alors déclenchée par le parti communiste au pouvoir depuis 1949, va l’obliger à quitter le pays dans les 48 heures, laissant derrière lui sa fille âgée de 12 ans. Déjà en 1944, puis en 1948, nous étions venus en France. La seconde fois, nous sommes restés une année durant laquelle je suis allée à l’école. J’avais environ 8 ans. J’ai beaucoup souffert des moqueries des autres enfants. Aussi, en 1952, lorsque mes parents ont décidé de retourner à nouveau en France, j’ai refusé de les suivre. La propagande anti-étrangers du moment sonnait juste à mes oreilles. Les autorités n’ont pas accepté que mon père reste avec moi. Je me suis retrouvée tout naturellement chez ma tante, jusqu’en 1979 où j’ai pu rejoindre mes parents.
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En France, son épouse, Huang Shuyi, devient professeur aux Langues orientales à Paris. Lui travaille d’abord comme correcteur, puis devient rédacteur de la revue bibliographique de sinologie (EPHE), enfin enseignant à Paris-VII. Il continue ses activités d’auteur (La Révolte des Taiping, Le Pavillon Roger-Maria éditeur, 1972) et de traducteur (L’Innocent du village aux roseaux, de Li Tch’ien Ki-ying, Aubier-Montaigne, 1984) jusqu’à son dernier souffle. Jacques Reclus, c’est bien cet éternel jeune homme amoureux de la nature dont la pureté anarchiste a résisté à quatre-vingt-dix ans d’aventures, de joies et de déceptions
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