IL est tentant, lorsque l’on est adepte d’une idéologie et que, par ailleurs, on étudie un grand personnage du passé que l’on admire et que l’on voudrait bien rétrospectivement attirer à sa cause, de lui attribuer des positions qu’il n’a pas forcément eu malgré certaines ressemblances. Outre le fait que ce genre de manipulation est malhonnête d’un point de vue scientifique, cela ne fait qu’augmenter la confusion sur les plans idéologique et militant, à une époque où le recul significatif du marxisme laissait pourtant entrevoir un redéveloppement réellement libertaire du sens critique.
C’est à ce travers-là que, par exemple, n’échappe malheureusement pas John Clark dans son dernier ouvrage consacré à Elisée Reclus, et qui nous intéresse plus particulièrement puisqu’il est largement centré sur la question écologique [1]. Malgré le travail que cet universitaire américain a fourni, riche en informations ou en pistes de réflexion, son propos est entravé de toute une scorie d’« ismes » contemporains anachroniquement affublés à Reclus : holisme, bio-régionalisme, anthropocentrisme, écologisme.
Ce n’est pas la première tentative d’attribuer une paternité écologiste à Elisée Reclus. Mais là où Yves Lacoste et Béatrice Giblin avançaient avec prudence, en maniant la forme interrogative, certains tentent donc la récupération pure et simple [2]. La question reste donc posée : peut-on considérer Elisée Reclus comme un écologue et non plus comme un géographe ? Ou comme un écologiste avant l’heure ? Cette question est-elle finalement pertinente et que peut-on retirer de l’héritage reclusien ?
Géographie, écologie, mésologie
Le mot lui-même d’écologie pose problème. Le terme et la discipline ont été fondés par Ernst Haeckel (1834-1919), un contemporain de Reclus, sur des bases scientifiques et idéologiques précises. Rappelons que Haeckel définissait en 1866 l’écologie comme la totalité de la science des relations de l’organisme avec l’environnement, comprenant, au sens large, toutes les conditions d’existence
, puis précisait en 1868 qu’elle était la distribution géographique des organismes
et ce qu’on a appelé économie de la nature
[3]. Haeckel était membre éminent de la Ligue moniste en Allemagne, qui tentait de reconstruire l’unité du monde en affirmant l’unicité de statut de l’inerte et du vivant, des plantes, des animaux et des sociétés humaines
[4] : prémices, on le voit, des dérives mystico-holistiques de l’écologie profonde [5].
Reclus connaissait-il Haeckel et l’écologie ? Il fait référence à Haeckel dans le premier chapitre du livre I de L’Homme et la Terre à propos des origines de l’homme et des « races humaines ». Ailleurs, il critique fortement Haeckel : Et maintenant, je vous le demande, pourquoi ne décidez-vous pas vous-même s’il est vrai — oui ou non — que dans tout organisme la cellule obéit à ses affinités ? Vous n’avez pas besoin, pour vous faire une opinion, d’opposer naturaliste à naturaliste (Haeckel à de Lanessan). Tous sont d’accord au fond, quels que soient les sophismes qu’ils mettent en avant pour justifier les inégalités dont ils profitent, car d’ordinaire chacun professe la moralité de son intérêt. Un professeur qui fait partie, comme Haeckel, de la
[6]garde du corps
des Hohenzollern, ou bien un autre professeur qui veut soumettre les hommes à la domination des savants, comme Huxley, peuvent, tant qu’il leur plaira, opposer la tête au ventre, le fluide nerveux à la lymphe ; ils sont bien tenus de déclarer aussi que la cellule, comparable à l’homme dans la société, s’associe et se dissocie sans cesse (...)
Mais si Reclus évoque le naturalisme, il ne mentionne pas l’écologie. Le terme était-il trop neuf ? Pas assez connu, encore imprécis ? Il est en tout cas pour le moins intéressant que Reclus préfère se référer dans le même chapitre à un autre néologisme de l’époque, celui de « mésologie » : L’inégalité des traits planétaires a fait la diversité de l’histoire humaine et chacun de ces traits a déterminé son événement correspondant au milieu de l’infinie variété des choses (...).Tel est le principe fondamental de la mésologie ou
[7]science des milieux
.
Ce terme de mésologie est pendant longtemps tombé en complète désuétude, en attendant d’être récemment exhumé et dépoussiéré par le géographe Augustin Berque dans une perspective qui dépasse de façon critique le naturalisme et l’écologie [8]. Si Reclus évoque plutôt la mésologie que l’écologie, cela semble assez logique. Le terme de « milieu » (pour « méso ») est en effet l’un de ses préférés, de même que pour les géographes de son époque ou des générations suivantes. Reclus l’emploie très souvent, sans jamais utiliser celui d’environnement dans le sens écogéographique que nous lui connaissons actuellement [9]. Environnement dénotant une position extérieure ou externe, « milieu » semble épistémologiquement et ontologiquement plus approprié pour Reclus comme combinaison de l’homme et de la nature, comme harmonie secrète
entre les deux. Pour autant, mésologie ne se confond pas, selon lui, avec la géographie.
On peut supposer que Reclus, esprit curieux, grand scientifique à l’affût des innovations intellectuelles et doté d’un vaste réseau d’informateurs, pouvait difficilement méconnaître le terme d’écologie. Si l’on part du postulat qu’il connaissait Haeckel et l’écologie, il faut donc prendre en compte le fait qu’il ne les a pas utilisés dans sa démarche scientifique et politique, et analyser pourquoi.
Mésologie
Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883), l’un des fondateurs de l’école d’anthropologie de Paris (...), est le créateur du terme « mésologie », ou science du milieu, qu’il définissait comme l’étude des relations réciproques de l’organisme et de son environnement. Il prenait en considération non seulement les agents physiques, mais également ce que nous appellerions aujourd’hui la culture : les rapports sociaux, l’éducation, les lois, les moeurs — toutes influences qui, à leur tour, sont en partie soumises au conditionnement du milieu physique. (...) Le terme de mésologie a aujourd’hui disparu de notre vocabulaire. Cette dis-parition traduit l’échec du projet scientifique de Bertillon : la mésologie s’est d’un côté restreinte et transformée en « écologie », d’un autre côté fourvoyée dans les théories du déterminisme géographique. L’écologie (...) n’hérite en effet qu’une partie du projet de la mésologie puisqu’elle ne prend en compte, au sens strict, que les aspects physiques du milieu.
L’éthologie d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire ou l’écologie de Haeckel devaient paraître trop naturalistes à Reclus, trop orientées dans un sens et oublieuses de la dynamique humaine, trop éloignées de sa position que l’on qualifierait actuellement d’« anthropocentrique » mais qu’il nommait tout simplement « sociale ». Elisée Reclus est en effet l’un des premiers utilisateurs, sinon le créateur du terme de « géographie sociale » [10]. L’Homme et la Terre devait même s’intituler initialement L’Homme, géographie sociale [11].
Si l’on veut éviter les confusions, il faut bien distinguer deux choses au préalable : d’une part, l’écologie — discipline scientifique, caractérisée par son objet, sa méthode, ses résultats — et, d’autre part, l’écologisme — mouvement idéologique et politique qui s’appuie, à tort ou à raison, sur la discipline scientifique de l’écologie pour valider sinon imposer son propre message. L’amalgame entre les deux champs, qui s’assimile à ce qu’on appelle tout bonnement le scientisme, n’est pas neutre, bien entendu. Il entend valider intellectuellement et légitimer socioculturellement une démarche qui deviendrait ipso facto exempte de critique, puisque scientifique, et confite d’inéluctabilité, le chemin tracé étant le bon et le seul. Cette démarche messianique n’est d’ailleurs pas sans rappeler les avatars du matérialisme dialectique historique du marxisme qui était sensé tracer implacablement la voie de l’humanité.
Cette confusion sur l’écologie (qu’elle soit affublée des vocables de « sociale » ou de « politique ») est à rejeter sous peine de nouveaux errements, si l’on ne veut pas abandonner le sens critique à une époque où tout ce qui est « écolo » ou « vert » est politiquement correct et emprunt d’un préjugé automatiquement favorable, qui, sous ce couvert, permet bien des prises de position contestables [12]. L’étude de la pensée scientifique de Reclus par rapport aux questions écologiques et écologistes, contemporaines ou non, doit donc se garder de tout dérapage anachronique, de toute réappropriation abusive, dans un sens ou dans un autre, de toute rétrospection manipulatoire. Il faut d’abord la considérer en rapport avec son temps, avec les idées et les problématiques de son époque. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas des filiations possibles jusqu’à nos jours, ou des constats précurseurs, mais il faut se montrer très prudent avant de leur attribuer telle ou telle terminologie contemporaine.
Autre danger à éviter : momifier la pensée de Reclus, l’imaginer figée dès le départ. La pensée anarchiste et géographique de Reclus n’est pas statique, elle évolue [13]. Là encore, en relation avec son époque. Il est donc risqué de considérer les premiers textes de Reclus — comme Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe, de 1858, et Fragment d’un voyage à la Nouvelle-Orléans, de 1860 — comme des écrits imprégnés d’anarchisme, alors que les idées anarchistes étaient en pleine élaboration. Ce que fait pourtant John Clark. Certes, en 1851, dans son fameux texte de Montauban, « Développement de la liberté dans le monde », Reclus exprime des positions anarchistes et il utilise même le mot « anarchie » dans une expression devenue fameuse : L’anarchie, la plus haute expression de l’ordre.
[14]
Sa géographie, au départ très inspirée par le naturalisme et par l’héritage de Karl Ritter (1779-1859) ou d’Alexander von Humboldt (1769-1859), jamais par l’écologie de Haeckel, va progressivement trouver sa voie propre et culminer dans son dernier ouvrage L’Homme et la Terre, dont on dit souvent, et à juste raison, qu’il représente la synthèse la plus aboutie et la plus libre de sa pensée [15]. On note ainsi chez Reclus une évolution sensible sur des thèmes comme le déterminisme et le possibilisme géographique [16], ou encore la colonisation [17].
Cela dit, les constantes et les récurrences qui l’emportent permettent de dégager plusieurs positions épistémologiques fondamentales chez Reclus, même si cela n’est pas toujours facile. En effet, son style — lyrique — et la nature des ouvrages en question — d’abord descriptifs, car destinés à un large public — entraîne une certaine dilution des propos théoriques. C’est un choix et aussi le reflet d’une époque où la discipline géographique était très rétive à la théorisation. Reclus lui-même n’aimait pas toujours s’y risquer [18]. Cela oblige donc à un travail de fourmi, à piocher de-ci de-là les idées et à les réunir, au risque d’être arbitraire. Heureusement, plusieurs grands passages au début ou au fil des textes résument la position de Reclus.
Mais si toute généralisation est difficile, elle n’est pas impossible. Reclus lui-même, à propos de la diversité et de la richesse des paysages, conclut qu’on peut trouver des traits semblables et des explications communes d’un bout à l’autre de la Terre. En fait, l’analyse reclusienne qui mélange histoire, sociologie (ces deux termes étant utilisés par Reclus), anthropologie ou géopolitique (ceux-là ne le sont pas), est bien « synthétique », comme le remarquent Robic ou Stoddart, ou encore « globale », comme l’écrit Béatrice Giblin avec une légitime prudence [19]. La qualifier d’« holistique », comme le font Clark ou Galois (celui-ci à propos de Reclus et de Kropotkine), est donc inutile ou abusif, et revient à brouiller les pistes en employant anachroniquement un vocable à la fois connoté et discutable [20].
Bien entendu, certains aspects de la pensée de Reclus sont scientifiquement contestables. C’est le cas d’une tendance à l’organicisme mais, là comme ailleurs, il faut être prudent. Si Reclus multiplie les allusions organiques sur les sociétés ou les villes, il s’agit moins d’une revendication organiciste au sens strict que d’une méthode littéraire reposant sur l’analogie, la comparaison et la métaphore. Depuis, la plupart des scientifiques échaudés par plusieurs dérives (fascistes, staliniennes) demeurent très prudents dans l’utilisation des métaphores organicistes. Cela n’empêche pourtant pas certains d’évoquer l’expression organiciste mais très ambiguë d’« ordre naturel » à propos de l’idéal reclusien. C’est le cas de Marie Fleming qui l’utilise comme titre d’un de ses articles où elle se contente d’évoquer le concept au début de son propos, sans d’ailleurs citer le texte où Reclus l’utiliserait, et laisse sous-entendre par la suite que toute la démarche de Reclus vise à restaurer ce fameux « ordre naturel ». Cela peut contenter certains écologistes, mais ce n’est guère sérieux sur le plan scientifique et manipulatoire sur le plan politique. Compte tenu du fait que les écrits de Fleming sur Reclus ont pendant longtemps constitué l’une des rares sources accessibles sur Reclus dans le monde anglo-saxon, on devine les conséquences que cela peut avoir dans un milieu où la deep ecology
a le vent en poupe [21].
D’autres aspects de la pensée reclusienne sont dépassés, sinon très datés. Son utilisation du terme de « races humaines » et les commentaires qu’il développe à ce propos reflètent le retard de la science sur cette question, alors que tous les écrits de Reclus sont exempts de racisme, ce que souligne fort bien Pierre Kropotkine dans sa nécrologie [22].
Le savant du jour n’est que l’ignorant du lendemain
Elisée Reclus est un scientifique qui ne crache pas dans la soupe et qui estime que la science est susceptible d’apporter d’immenses bienfaits à l’humanité. Il consacre des pages entières à louer les apports de la science [23]. Il termine son œuvre et sa vie par un long chapitre final dans L’Homme et la Terre, dense et fondamental, qui est sobrement et symptomatiquement intitulé « Le Progrès ».
Ce point de vue l’éloigne à tout jamais des tenants de l’écologie profonde qui rejettent dans un amalgame confus tout ce qui est science, progrès et technologie. Pour autant, Reclus n’est pas dupe. Il sait que la science en soi n’est rien, et qu’elle dépend des hommes, c’est-à-dire à la fois des scientifiques et de la société. Commentant le sombre mais juste pronostic de Bakounine sur le gouvernement des savants
, Elisée Reclus, avec Carlo Cafiero, mettait excellemment les choses au point : D’avance, ne pourrions-nous pas au contraire prévoir chez ces nouveaux maîtres [prétendus savants] les mêmes folies et les mêmes crimes que chez les maîtres d’autrefois et ceux du temps présent ? D’abord, la science n’est pas : elle se fait. Le savant du jour n’est que l’ignorant du lendemain.
[24]
En quelques phrases incisives, Reclus nous alerte sur le danger des nouveaux gourous qui ne se maintiendront au pouvoir qu’au prétendu nom de la science, mais qui, en fait, devront maintenir les masses dans l’ignorance
, et, simultanément, il défend l’essence même de la science : le questionnement permanent, la remise en cause, l’humilité intellectuelle et les potentialités immenses.
Certes, Reclus fait preuve d’un certain téléologisme scientiste en se montrant résolument optimiste sur les capacités de la science à tracer ipso facto un chemin à l’émancipation et, notamment, à lever l’hypothèque religieuse qui constitue une impasse pour l’humanité [25]. Il partage ainsi une position de son temps, très importante chez les anarchistes en particulier. Mais était-ce absurde de soutenir cet espoir puisque les anarchistes, se dissociant des marxistes, font aussi reposer la critique du capitalisme sur une critique de l’État, c’est-à-dire sur une critique de la religion qui non seulement légitime cet État mais en constitue l’essence comme l’a remarquablement analysé Bakounine ?
Il était tout à fait envisageable et logique de considérer que le développement scientifique, qui se dégageait non sans mal du bourbier métaphysique et obscurantiste, allait tout naturellement et progressivement faire reculer la religion, et donc l’État. C’était malheureusement sous-estimer le sentiment religieux, dont Reclus lui-même, de formation protestante, n’est pas exempt dans ses considérations sur la nature ou sur l’amour universel. Le débat reste ouvert sur cette question de la permanence du mysticisme malgré le développement de la science, mais les écologistes qui s’égarent dans des délires exotico-mystiques sur les religions naturelles, sur le bouddhisme ou le taoïsme ne nous apportent guère d’analyses convaincantes... [26]
Certes encore, Reclus, qui est pour le progrès, montre un certain optimisme évolutionniste. Mais c’est une apparence et, d’ailleurs, il raisonne plus à long terme qu’à court terme (ce qui est moins vrai pour l’échéance révolutionnaire que, comme d’autres, anarchistes ou non, il imagine proche). Reclus n’a pas du progrès une vision étroite ou linéaire. Il soutient l’idée d’une combinaison dynamique de progrès et de régrès [27].
Ce principe, inspiré du philosophe italien Vico (1744-1803) [28], n’est pas sans rappeler la dialectique sérielle de Proudhon (1809-1865), même si Reclus ne se réfère pratiquement jamais à celui-ci [29]. En fait, Reclus hésite entre une dialectique de type hégélien, qui transite par un Bakounine (1814-1876) qui l’a fortement inspiré avant Kropotkine, et une dialectique sérielle sui generis. On retrouve cette ambivalence à propos du déterminisme géographique. Reclus mélange en effet quelques déterminismes physiques implicites, ou certaines tendances au possibilisme, avec des propos qui l’éloignent franchement du déterminisme vulgaire, alors très à la mode. C’est ce rejet du déterminisme qui l’emporte chez lui, mais Reclus laisse la question plus ouverte qu’on ne le pense généralement. Héritant du discours scientiste et naturaliste, il est à la recherche de lois qui soient non seulement explicatives mais aussi prospectives — presque déterminantes ou, tout du moins, porteuses d’un déterminisme bien compris et maîtrisé : L’Homme a ses lois comme la Terre. (...) L’homme qui contemple et scrute cet univers assiste à l’œuvre immense de la création incessante qui commence toujours et ne finit jamais, et, participant lui-même par l’ampleur de la compréhension à l’éternité des choses, il peut arriver, comme Newton, comme Darwin, à les résumer d’un mot. (...) Le développement de l’homme est-il en harmonie parfaite avec les lois de la Terre ? Comment change-t-il sous les mille influences du milieu changeant ? Les vibrations sont-elles simultanées et de siècle en siècle modifient-elles incessamment leurs accords ?
[30]
En posant la question, Reclus y répond donc pour le moment... par l’interrogative. C’est dire la force de sa dialectique d’instabilité-stabilité permanente.
A la fin de sa vie et de son œuvre, dans la préface de L’Homme et la Terre, Elisée Reclus esquisse une réponse, non sans prudence : Certes je savais d’avance que nulle recherche ne me ferait découvrir cette loi d’un progrès humain dont le mirage séduisant s’agite sans cesse à notre horizon, et qui nous fuit et se dissipe pour se reformer encore. (...) Non, mais nous pouvons reconnaître le lien intime qui rattache la succession des faits humains à l’action des forces telluriques : il nous est permis de poursuivre dans le temps chaque période de la vie des peuples correspondant au changement des milieux, d’observer l’action combinée de la Nature et de l’Homme lui-même réagissant sur la Terre qui l’a formé. (...) La
[31]lutte des classes
, la recherche de l’équilibre et la décision souveraine de l’individu, tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l’étude de la géographie sociale et qui, dans le chaos des choses, se montrent assez constants pour qu’on puisse leur donner le nom de lois
.
Cette citation résume parfaitement les conclusions de Reclus. Il rappelle le postulat de la théorie socialiste —l’existence de la lutte des classes —, tout en l’appliquant à la géographie : on retrouve partout cette lutte, avec l’infinie diversité que déterminent les sites, les climats et l’écheveau de plus en plus entremêlé des événements
[32]. Partout, dans ses écrits, Reclus fait allusion à la division du « corps social » en deux entités opposées. Ce constat l’éloigne, une fois encore, de la grande majorité des écologistes contemporains, pour ne pas dire la quasi-totalité, à mesure que les partis verts s’intègrent dans l’appareil d’État, pour qui la lutte des classes paraît trop ringarde [33].
La notion de « recherche de l’équilibre », qui fait écho à la théorie évolutionniste de Darwin et à « l’aide mutuelle » de Kropotkine comme facteur de l’évolution des sociétés, n’a pas toujours été bien comprise. Pour le géographe Christian Vandermotten, elle est mue par un souffle idéaliste. Les progrès moraux sont en dernière analyse le moteur des choses
selon Reclus [34]. Certes, les positions reclusiennes sont imprégnées d’impératifs moraux. Mieux encore, l’émancipation des individus et des classes sociales ne peut s’opérer, au-delà des solidarités concrètes exprimées dans la lutte des classes, sans un projet social supérieur, idéal, qui permet d’outrepasser les divisions imposées par le système actuel [35].
Mais la « loi » reclusienne n’est pas incompatible avec la lutte des classes, phénomène dynamique, car la recherche de l’équilibre n’est pas statique puisqu’elle est « recherche », donc attente. Elle ne se limite pas non plus à la sphère sociétale et elle s’applique à l’ensemble du milieu physique. Reclus préfigure ce qu’on appelle aujourd’hui les phénomènes de bio-stasie-rhexistasie, les structures dissipatives, les théories des bifurcations et des catastrophes. Cette « recherche de l’équilibre » rappelle encore la pensée « idéoréaliste » de Proudhon, comme la dénomme le philosophe Yves Roucaute [36].
La décision souveraine de l’individu
est d’une tonalité profondément anarchiste mais n’en demeure pas moins valide scientifiquement. L’acquis des sciences sociales est là pour nous le rappeler. Reclus précise que c’est dans la personne humaine, élément primaire de la société, qu’il faut chercher le choc impulsif du milieu, destiné à traduire en actions volontaires pour répandre les idées et participer aux œuvres qui modifieront l’allure des nations
. Cette phrase résume bien, elle encore, la position de Reclus que l’on peut anachroniquement qualifier d’« anthropocentrique », et qui le distingue des écologistes contemporains « biocentriques ».
Une vision dynamique, non fétichiste et non conservatrice de la nature
Bien sûr, l’être humain est inséparable de la nature puisqu’il en est issu. Mais c’est la nature prenant conscience d’elle-même
, comme le rappelle l’épigramme de L’Homme et la Terre. Autrement dit, ce n’est plus la nature, c’est déjà l’humanité. C’est même la civilisation ou, plus exactement, la demi-civilisation puisqu’elle ne profite point à tous
. C’est enfin l’humanité prenant conscience d’elle-même, comme le dit Reclus à la fin de L’Homme et la Terre.
L’humanité modifie constamment son environnement, cet environnement transformé exerce à son tour une influence sur elle, et ainsi de suite. Reclus n’a donc pas une vision statique, conservatrice et fétichiste de la nature. Il parle de milieu-espace et de milieu-temps ainsi que de dynamique, une terminologie qui nous parait familière mais qui ne l’était pas à une époque où dominait le déterminisme physique et naturaliste. De là découlent plusieurs positions de Reclus qui se situent à l’opposé des conceptions biocentristes, biorégionalistes, malthusiennes, conservatrices ou antispécistes des adeptes de l’écologie profonde.
Végétarien, Reclus éprouve de la compassion pour les animaux comme pour les plantes. Mais il ne doute pas de la nécessité pour l’être humain de les utiliser, voire de les consommer. Il la considère en tous les cas comme un facteur de progrès et, d’après lui, si l’homme n’est pas resté un bipède sauvage parmi les quadrupèdes, il le doit aux animaux qui ont facilité sa lutte pour l’existence en l’obligeant à les combattre ou en s’alliant avec eux [37]. Ce qu’il faut éviter, c’est la souffrance. Ce qu’il faut rechercher, c’est le développement mutuel et de chacun. Il rejette les massacres d’animaux (phoques, bisons...). Il est favorable aux conventions de protection floristique et faunistique, et aux parcs nationaux, même s’il ne fantasme pas sur leurs résultats. Indéniablement, c’est le passage qui, dans son œuvre, est le plus proche des positions écologistes contemporaines.
Aménageur conscient de l’environnement, connaisseur des civilisations passées qui se sont anéanties pour avoir malmené leur milieu, Reclus alerte à maintes reprises sur le danger que représente pour l’humanité — et pas seulement pour la nature elle-même, ce qui l’éloigne d’une position « biocentrique » [38] — les diverses destructions de la nature. Il répugne aux destructions inutiles, inutiles pour la nature car elles menacent son équilibre instable, inutiles pour l’homme car elles ruinent son propre milieu, dégradent sa sensibilité, attaquent son sens éthique. Les géographes Lacoste et Giblin, ou encore John Clark, ont relevé une série de destructions « écologiques » dénoncées avec justesse par Reclus : celle des forêts (parfois qualifiées d’« imbéciles »), le déboisement des Alpes, l’érosion des sols, l’avancée des dunes, la fragilité des marais, etc. [39]
La position de Reclus est donc claire. L’action de l’homme n’est pas néfaste en soi, sa logique n’est pas seulement morale mais aussi sociale. Elle peut embellir la Terre, mais elle peut aussi l’enlaidir ; suivant l’état social et les mœurs de chaque peuple, elle contribue tantôt à dégrader la nature, tantôt à la transfigurer.
[40] Ainsi, il ne conteste pas la nécessité de l’aménagement navigable de la Loire, par exemple, mais la façon dont celui-ci est réalisé par l’État [41].
Pour Reclus, l’occupation du milieu n’est donc pas fonction du nombre des hommes mais de la qualité de leur aménagement. De concert avec Kropotkine qui partageait la même idée pour les mêmes raisons, il est donc logiquement hostile à toute position strictement malthusienne, sachant, de surcroît, que le malthusianisme est un faux prétexte avancé par la classe dirigeante pour éviter de partager égalitairement les richesses. Dans un long passage de L’Evolution, la révolution et l’idéal anarchique, Reclus se livre à un sévère réquisitoire contre Malthus. Il estime que la Terre est assez vaste pour nous porter tous en son sein, elle est assez riche pour nous faire vivre dans l’aisance
et il stigmatise tout l’art actuel de la répartition, telle qu’elle est livrée au caprice individuel et à la concurrence effrénée des spéculateurs.
[42] L’argumentation de Reclus s’appuie doublement sur un souci moral-social (la joie pour tous d’avoir des enfants, l’hypocrisie et la mesquinerie des riches) et sur une démonstration scientifique. Ailleurs, avec l’aide de son secrétaire Sensine, il se livre en effet à un calcul portant sur les surfaces, les terres et les richesses qui lui permet de conclure : Nous voulons étendre la solidarité à tous les hommes, sachant d’une manière positive, grâce à la géographie et à la statistique, que les ressources de la Terre sont amplement suffisantes pour que tous aient à manger. Cette loi prétendue d’après laquelle les hommes doivent s’entre-manger n’est pas justifiée par l’observation. C’est au nom de la science que nous pouvons dire au savant Malthus qu’il s’est trompé. Notre travail de tous les jours multiplie les pains et tous seront rassasiés.
[43] II développe également ce propos dans un long passage de L’Homme et la Terre sur le peuplement [44].
Bien sûr, Elisée Reclus n’a pas concrètement imaginé les conséquences de la formidable explosion démographique du XXe siècle. Pourtant, il en a estimé le chiffre possible, et ses prémisses politiques ou scientifiques demeurent justes. Il remarquait déjà que les milieux les plus denses du globe ne sont pas forcément les plus pauvres (Europe rhénane, Asie des moussons, hauts plateaux africains), même pour les régions rurales. Le problème ne vient pas d’une erreur des techniques ou de la science mais d’une mauvaise utilisation de celles-ci, par le capitalisme, et d’un gaspillage, d’où n’est d’ailleurs pas exclue une perte du sens moral et civique. Pour Reclus, il n’existe point de
[45]bonnes terre
jadis : toutes ont été créées par l’homme, dont la puissance créatrice, loin d’avoir diminué, s’est au contraire accrue dans d’énormes proportions.
Voilà pour les adorateurs de la « planète Gaia » prétendument généreuse, fertile et intouchable...
Cette position reclusienne heurte évidemment de plein fouet les écologistes malthusiens de tout bord qui préfèrent s’en prendre aux conséquences plutôt qu’aux causes. John Clark, par exemple, avoue son incompréhension, en regrettant que Reclus ne fût pas assez perspicace pour anticiper sur le véritable fléau actuel (sic), à mesure (...) qu’une population humaine en forte croissance approche maintenant ces six milliards qu’il considérait comme la limite plausible, même à son époque optimiste.
[46] Clark oublie aussi que Reclus donnait des chiffres encore plus élevés (16 milliards d’hommes pour la seule bande équatoriale !). Il reste brusquement silencieux sur la position de Murray Bookchin, qu’ailleurs il cite pourtant abondamment, qui a quand même, dans un élan de lucidité, attiré l’attention sur les ambiguïtés du malthusianisme dans un texte — est-ce un hasard ? — qui est malheureusement peu diffusé par les bookchinistes [47].
A noter enfin, sur le plan des implications politiques de cette question, que Reclus regrettait que certains anarchistes gaspillent leur énergie
dans le néo-malthusianisme [48].
Reclus contre toutes les frontières
La nature étant en définitive un milieu changeant, la population un espace mouvant, les frontières sont donc des obstacles totalement artificielles. C’est d’ailleurs à partir de la question du peuplement, et donc de la liberté de circuler et d’habiter librement, que Reclus aborde la fameuse question des « frontières naturelles » et qu’il en dresse un féroce réquisitoire dans L’Homme et la Terre.
L’ensemble de son œuvre fourmille d’ailleurs d’explications quant à l’absurdité des frontières, y compris celles qui sont « dites naturelles ». Selon Reclus, toutes ces frontières ne sont que des lignes artificielles imposées par la violence, la guerre, l’astuce des rois et sanctionnées par la couardise des peuples. (...) Quant aux frontières dites naturelles, celles qui reposent sur le relief du sol, on les comprend à la rigueur : mais même elles n’ont pas plus que les précédentes le droit de former obstacle entre les populations, et n’ont pas non plus le droit de servir de fondement à l’organisation de la société. Il n’y a pas de frontière naturelle ; l’Océan même ne sépare plus les pays
[49].
Sur cette question, John Clark atteint probablement le summum de la confusion et de l’incompréhension, non seulement de l’œuvre de Reclus mais aussi de certaines notions a priori connues. Pour Clark, en effet, s’il n’est pas étonnant que Reclus soit hostile aux créations territoriales de l’État, il est surprenant qu’il ait rejeté la notion significative de frontières
[50]. Comme tant d’autres, John Clark joue ici dangereusement avec le feu. Sait-il, oublie-t-il que la notion de « frontières naturelles » héritée du XVIIIe siècle fut une machine de guerre qui servit aux jacobins français, à Danton puis à Napoléon pour justifier leur avancée jusqu’au Rhin, « fleuve frontière », et qu’inversement les pan-germanistes allemands l’ont utilisée à leur tour dans leurs conquêtes ?naturelles
, concept fondamental d’un point de vue biorégional
Le biorégionalisme, variante de l’écologie profonde, qui prône les « frontières naturelles » n’est qu’une nouvelle fumisterie propice à de nouvelles guerres... Après un demi-siècle de carnages pour la « ligne bleue des Vosges » ou le « Lebensraum » des Sudètes, voir les efforts de générations de géographes, de sociologues ou d’anthropologues qui ont pris conscience de ce danger et l’ont dénoncé menacés par des tartuferies pseudo-scientifiques, cela laisse rêveur et rageur.
Ce que beaucoup ont gardé à l’esprit après avoir lu Reclus — et là, pour une fois, je serais d’accord avec John Clark (mais pas avec les mêmes conclusions !) c’est son amour pour la nature, la sensation de liberté, d’harmonie et de plénitude qu’il éprouve pour elle et par elle. Ce sentiment transparaît dans ses lyriques descriptions de paysages ou dans son goût pour la marche à pied et la randonnée (notamment en montagne).
Mais cette sensibilité pour la nature n’est pas l’apanage de Reclus, comme le remarque à juste titre Béatrice Giblin [51]. De nombreux géographes, surtout à cette époque et pendant la première moitié du XXe siècle, se sont épanchés dans le lyrisme, l’ode à la nature et aux paysages. Chez Reclus, on peut y voir l’héritage de Ritter et, surtout, de von Humboldt [52]. On peut ajouter que l’amour de la nature, le bucolisme, l’attrait des paysages ou encore l’appel de la montagne, tout cela n’est pas non plus à l’heure actuelle l’apanage des écologistes, à moins de vouloir annexer unilatéralement hommes et idées.
La particularité de Reclus fut d’avoir fait vibrer et ressentir une sensibilité très forte, acquise dès son plus jeune âge, et d’avoir articulé son lyrique amour de la nature avec une vision toute scientifique. De fait, cette double combinaison, de même que la constante oscillation entre une tendance naturaliste et une tendance sociologique, cet équilibre instable sur le fil du rasoir d’une dialectique des contraires imbriqués, ont pu séduire le plus grand nombre mais, dans le même temps, favoriser diverses interprétations.
Les naturalistes — et les écologistes contemporains — voient d’abord la nature chez Reclus, les sociologues d’abord la société, et ainsi de suite. Certains anarchistes, fascinés par le savoir de Reclus et éblouis par ses descriptions, l’ont mis sur un pinacle, d’autres se sont livrés au culte de la nature, perdant de vue et s’éloignant du mouvement ouvrier. Tout le monde y trouve peut-être son compte mais perturbe se faisant l’homogénéité, fragile, instable certes, mais dynamique et somme toute cohérente de la pensée reclusienne.
Entre-temps la science a évolué. Il ne s’agit donc pas de récupérer dans un sens ou dans un autre tel ou tel héritage de Reclus, mais de prolonger son fil conducteur, son état d’esprit, sa vision. Car en définitive, toutes ces descriptions, toutes ces analyses, tout ce savoir, à quoi doit-il servir ? Reclus reconnaît le poids de la nature dans l’humanité, mais il souligne que cela ne doit pas être un obstacle. De la même façon que Bakounine clamait que nulle rébellion contre la nature n’est possible
, il constatait : L’homme, cet
[53]être raisonnable
qui aime tant à vanter son libre arbitre, ne peut néanmoins se rendre indépendant des climats et des conditions physiques de la contrée qu’il habite. Notre liberté, dans nos rapports avec la Terre, consiste à en reconnaître les lois pour y conformer notre existence.
Voilà donc la facette environnementaliste du projet libertaire de Reclus. Car cette conformité à la nature n’est pas passive, ni oppressive, ni subie. Reclus ajoute quelques lignes plus loin que, après avoir été longtemps pour le globe de simples produits à peine conscients, nous devenons des agents de plus en plus actifs dans son histoire
. Après avoir exposé ses trois lois, Reclus conclut sur ce qu’il faut faire et sur le rôle de la géographie, notre « savoir-penser l’espace » contemporain : C’est déjà beaucoup de les connaître et de pouvoir diriger d’après elles sa propre conduite et sa part d’action dans la gérance commune de la société, en harmonie avec les influences du milieu, connues et scrutées désormais. C’est l’observation de la Terre qui nous explique les événements de l’Histoire, et celle-ci nous ramène à son tour vers une étude plus approfondie de la planète, vers une solidarité plus consciente de notre individu, à la fois petit et si grand, avec l’immense univers.
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