Au mois de mars 1872, après un emprisonnement de onze mois et demi, Elisée Reclus arrive en Suisse. Ce second exil durera jusqu’à l’été 1890 et lui permet, entre autres, de retrouver ou de rencontrer les anarchistes les plus connus de l’époque : James Guillaume, Michel Bakounine, Pierre Kropotkine et Adhémar Schwitzguébel. L’Histoire a hélas quelque peu oublié ce dernier, alors qu’il se dépensa sans compter pour le mouvement ouvrier et le développement des idées anarchistes.
Adhémar Schwitzguébel naît en 1844 à Sonvillier dans le val de Saint-Imier (canton de Berne), en Suisse. Son père, radical libéral, participe activement aux luttes politiques de 1847-1848. Il est patron d’un petit atelier de gravure sur montres. Dans les montagnes neuchâteloises et le val de Saint-Imier, toute la population des bourgades travaille alors dans l’horlogerie. Vers 1860, La Chaux-de-Fonds compte 5 500 ouvriers horlogers pour 18 000 habitants, Le Locle 3 000 ouvriers pour 8 500 habitants et le seul district de Courtelary (val de Saint-Imier) plus de 6 000 ouvriers [1]. C’est parmi tous ces ouvriers que se créeront les sections de l’Internationale, qui deviendront ensuite celles de la Fédération jurassienne. Dans l’atelier paternel, le jeune Schwitzguébel apprend le métier de graveur et se forme aux idées progressistes de son père. En 1864, il fait son service militaire et en sort avec le grade de sous-lieutenant d’infanterie. Pendant ce temps, à Londres (le 28 septembre), se crée l’Association internationale des travailleurs. Répondant aux besoins précis de généraliser et d’unifier les mouvements spontanés de la classe ouvrière, sa tâche n’est pas d’imposer un schéma politique quel qu’il soit mais d’organiser les forces du prolétariat.
Les premières sections de la Suisse romande datent de 1865 et 1866. Celle de La Chaux-de-Fonds, fondée par Pierre Coullery, compte entre quatre cents et cinq cents adhérents. Puis vinrent en 1866 celles de Boncourt (février), de Bienne, de Sonvillier (mars), de Saint-Imier et de Porrentruy (avril), de Neuchâtel (août), du Locle (créée par Constant Meuron et James Guillaume). Dès le mois de mars, Schwitzguébel adhère à celle de Sonvillier pour y déployer une intense activité et continuer son évolution idéologique.
Du premier congrès général de l’International qui eut lieu à Genève en septembre 1866, où il représenta la section de Sonvillier, jusqu’au dernier congrès de la Fédération jurassienne tenu à La Chaux-de-Fonds en 1880, Schwitzguébel fut presque toujours présent. En janvier 1869, à la constitution de la Fédération romande, il représente la section de Courtelary. En septembre de la même année, il vote en faveur de la propriété collective au quatrième congrès général de l’Internationale à Bâle. L’année 1870 sera marquée par la généralisation des conflits au sein de la Fédération romande entre les tenants et les opposants au collectivisme. Ceux qui veulent tout et tout de suite, et ceux qui souhaitent composer avec la politique traditionnelle et la bourgeoisie. Pour sa part, dès septembre 1869, Schwitzguébel adhère à la section de Genève de l’Alliance [2] et fait siennes les conceptions de Bakounine.
Pour sauver des communards
Dans les montagnes jurassiennes, l’écho de la Commune de Paris retentit. En mai 1871, des comités de secours aux réfugiés de la Commune se constituent et, fin juin, Charles Perron se procure un certain nombre de passeports suisses pour les communards qui se cachent à Paris, demandant à James Guillaume de les faire parvenir à destination. Adhémar Schwitzguébel se chargera de cette tache et les apportera à Mlle Pauline P.
James Guillaume relate ainsi l’expédition : Le signalement porté sur ce passeport pouvait s’appliquer à peu près à Schwitzguébel, sauf sur un point. Il disait :
barbe naissante
, et Adhémar, qui joignait à sa qualité d’ouvrier graveur celle de sous-lieutenant dans un bataillon, de la milice, avait déjà une assez forte moustache. Notre ami aurait fait bien volontiers le sacrifice de cet ornement, mais cela n’eût pas fait l’affaire car le signalement n’était pas celui d’un jeune homme rasé. Le seul parti à prendre était d’essayer, par d’habiles coups de ciseaux, de ramener la moustache à des dimensions telles qu’elle pût être, à la rigueur, qualifiée de naissante
. Ma femme mit toute la dextérité possible à cette opération à laquelle Adhémar se prêta avec cette gaieté bonne enfant qui était un trait essentiel de son caractère ; et le résultat fut, à l’unanimité, déclaré acceptable. Schwitzguébel partit, nous laissant fort inquiets, et bien impatients de recevoir la nouvelle de son arrivée à bon port.
Dès son retour, mission accomplie, il se remet à l’ouvrage car cette fin d’année voit la naissance d’une nouvelle fédération en réaction aux résolutions de la conférence de Londres en septembre du Conseil général qui, suivant les vœux de Marx, souhaite transformer l’Internationale en parti de la classe ouvrière. Conformément à la conception marxiste de la révolution, le prolétariat doit se doter d’une organisation politique pour renverser le système bourgeois par la prise du pouvoir étatique. Les délégués des sections de La Chaux-de-Fonds, du Locle, de Neuchâtel, de Moutier et du district de Courtelary, réunis à Sonvillier le 12 novembre 1871, décident de constituer une nouvelle fédération qui prend le nom de Fédération jurassienne. A toutes les fédérations de l’Internationale, les jurassiens envoient une circulaire les incitant à réagir contre l’attitude dictatorial du Conseil général.
Au congrès de La Haye, en septembre 1872, Adhémar Schwitzguébel et James Guillaume sont mandatés pour défendre les principes de l’autonomie et du fédéralisme. A la demande de Marx, une commission d’enquête sur l’Alliance voit le jour. Lors de la dernière séance, le rapporteur de cette commission demande l’exclusion de Bakounine, de Guillaume et de Schwitzguébel pour création de société secrète. Le congrès accepte celles de Bakounine et de Guillaume, et refuse d’exclure Schwitzguébel qui protesta contre cette discrimination. A ce même congrès les partisans de Marx transfèrent le siège de l’Internationale à New York, et ce jusqu’en 1876, date à laquelle le Conseil général prononce sa dissolution, à la conférence de Philadelphie, constatant l’échec de l’Internationale marxiste.
Mais, en octobre 1872, à Saint-Imier, sur l’initiative de la Fédération jurassienne, les fédérations antiautoritaires en opposition avec le Conseil général et refusant les décisions du congrès de La Haye fondent l’Internationale antiautoritaire, poursuivant ainsi la tâche entamée mais cette fois sans autorité centrale. Schwitzguébel, Guillaume, Spichiger seront les chevilles ouvrières de la Fédération jurassienne, avec le soutien de nouveaux membres tels qu’Elisée Reclus et, plus tard, Pierre Kropotkine.
Plein de gaieté, de vivacité et de clairvoyance...
En 1873, Adhémar Schwitzguébel se marie avec une jeune ouvrière franc-comtoise, avec laquelle il aura pas moins de neuf enfants. Malgré d’importantes difficultés pour subvenir aux besoins de sa nombreuse famille, il continue son activité de propagandiste, alliant la parole à l’écrit, et publie nombre d’articles dans la presse de l’Internationale, brochures d’études économiques ou saynètes didactiques [3]. En 1876, à l’enterrement de Bakounine, Schwitzguébel, Joukovsky, Guillaume et Reclus prononcent tour à tour un discours. De mois d’angoisse en année de misère, ayant du mal à se faire embaucher, il est forcé de quitter Sonvillier pour Bienne avec toute sa famille en 1889.
L’Internationale ayant cessé d’exister dans les années 1880, à son arrivée à Bienne, il reprend son activité en créant quelques associations ouvrières. Avec d’autres, il fonde la Fédération ouvrière horlogère qui disparaîtra après les grèves de 1895. En 1894, il finit par accepter un poste de permanent du mouvement syndical. Mais, usé avant l’âge et atteint d’un cancer à l’estomac, il meurt à Bienne le 23 juillet 1895, âgé de 51 ans. Pierre Kropotkine, qui le rencontra en 1872, en trace dans ses Mémoires, le portrait suivant : Il était le type de ces horlogers de langue française, pleins de gaieté, de vivacité et de clairvoyance, qu’on rencontre dans le Jura bernois. Graveur en montres de son métier, il ne songea jamais à quitter le travail manuel, et, toujours content et actif il fit vivre sa nombreuse famille pendant les plus mauvaises périodes où le métier allait mal et où les gains étaient misérables. Il avait une aptitude merveilleuse à démêler un problème difficile de politique ou d’économie, qu’il exposait, après y avoir longtemps réfléchi, au point de vue de l’ouvrier, sans lui rien enlever de sa profondeur et de son importance. Il était connu au loin à la ronde dans les
montagnes
et il était le favori des ouvriers de tous les pays.