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Léon Metchnikoff

vendredi 22 avril 2022, par Peter Jud (CC by-nc-sa)

Léon Metchnikoff fut l’un des meilleurs amis d’Elisée Reclus, pendant quelque temps un de ses plus proches collaborateurs, des années durant son secrétaire ; il était de plus géographe, ethnologue et anarchiste... mais qui connaît encore son nom ? [1]

Dans le chef-d’œuvre de Metchnikoff, La Civilisation et les grands fleuves historiques (1889), on trouve une longue préface d’Elisée Reclus, à la fois introduction et nécrologie de l’auteur qui disparut avant la publication. Citons alors de cette préface :

« Quelque temps avant sa mort, Léon Metchnikoff me confia le manuscrit de cet ouvrage, en me priant d’en revoir le texte et d’en surveiller l’impression. J’acceptai, d’autant plus désireux d’accomplir cette tâche que je connaissais la haute valeur du livre de mon ami. J’espérais pouvoir ainsi réparer dans la mesure de mes forces les torts de la destinée, car elle fut injuste envers Metchnikoff, comme elle l’est d’ailleurs presque toujours envers ceux qui ne demandent pas le succès à l’intrigue. (...) »

« Quoique né à Pétersbourg, au mois de mai 1838 [2], Léon Metchnikoff était d’origine méridionale. Son père, propriétaire dans le gouvernement de Charkov, et sa mère, de naissance israélite, appartenaient à des familles petites-russiennes (...). »

« Malade dès sa première enfance, Léon ne put supporter le rude climat du nord, et en 1851 ses parents durent le mener à Charkov pour lui faire continuer ses études en de meilleures conditions. Il se rétablit en effet, et le premier usage qu’il voulut faire de ses forces, à l’âge de 16 ans, fut de s’échapper pour aller en Crimée prendre part à la défense de Sébastopol ; toutefois, arrêté en route, il fut reconduit de force à son collège. Peu après, il entrait à l’université comme étudiant en médecine ; mais, à cette époque, les grandes écoles russes étaient aussi des champs de bataille entre des agents despotiques et tracassiers et les étudiants avides de liberté. Sept mois ne s’étaient pas encore écoulés que Léon Metchnikoff était expulsé de l’université de Charkov. Il retourna à Pétersbourg et fréquenta l’Académie de médecine, puis les cours de la Faculté de physique et de mathématique, ceux de l’Académie des arts et enfin l’institut des langues orientales. Ainsi, en très peu d’années, Léon Metchnikoff se livra successivement aux études les plus diverses. L’esprit de révolte contre un régime universitaire oppressif et mesquin eut peut-être une certaine part dans ces divers changements ; mais le principal mobile chez ce jeune homme ardent, doué d’une imagination et d’une mémoire des plus heureuses, c’était l’avidité de voir et de savoir. Puis vinrent l’ère des voyages et la lutte pour l’existence. »

Un intermédiaire aux dons multiples

« En 1858, il avait à peine atteint sa vingtième année qu’il fut choisi comme interprète de la mission diplomatique envoyée aux lieux saints sous la direction de Mansouroff. Il visita Constantinople, le mont Athos, Jérusalem ; mais bientôt, à la suite d’un duel et d’une conduite peu respectueuse envers ses chefs, il dut quitter son poste d’interprète ; il entra comme agent dans une société de navigation et de commerce. Après avoir séjourné d’abord à Beïrout [Beyrouth, Liban], il se rendit à Galatz [Galati, Roumanie], mais il ne resta que peu de temps dans cette ville d’affaires, où tout contrariait sa nature, et sans passe-port, presque sans ressources, il partit pour Venise afin de continuer ses études de peinture, celles que pendant toute sa vie il poursuivit avec le plus de passion, avec des enthousiasmes mêlés de désespoir. Là encore, son impétueux caractère, prompt au sacrifice, ne lui permit pas de rester. (...) Comment n’aurait-il pas essayé de prendre part à l’émancipation de l’Italie et de s’associer avec d’autres jeunes hommes, amoureux de liberté, pour aller rejoindre l’armée de Garibaldi ? Soupçonné, puis traqué par la police autrichienne, il réussit à la dépister et s’enfuit pour Livourne, où il entra dans le détachement de Milbitz. Après de nombreuses péripéties, il atteignait enfin l’Italie méridionale et combattait dans les Calabres, puis sur le Vulturne, où il fut grièvement blessé par l’explosion d’une mine. Couvert de contusions et de plaies (...), il fut emporté à l’hôpital de Naples où des camarades dévoués, entre autres le bon et grand Alexandre Dumas, le soignèrent avec dévouement et l’arrachèrent à la mort. »

« Les années suivantes, à Naples, à Livourne, à Florence, à Genève, furent en grande partie consacrées par Léon Metchnikoff à la propagande politique et sociale. Grâce à ses connaissances variées et surtout à sa pratique des dix principales langues de l’Europe, il était devenu l’intermédiaire naturel entre les hommes éminents des partis révolutionnaires, patriotes ou socialistes, tels que Garibaldi, Herzen, Bakounine ; il eut à remplir des missions périlleuses en Italie et en Espagne : lorsque l’on faisait appel à son dévouement, il était toujours prêt. Malgré la maladie, il semblait ne pas connaître la fatigue : la fièvre même l’aidait à travailler davantage ; discours, conférences, lettres, articles de journaux et de revues en diverses langues, son œuvre de propagande était incessante. Il fut surtout le collaborateur zélé des deux fameux journaux de la Russie, le Kolokol (Cloche) de Herzen et le Sovréménik (Actualité) de Tchernichevsky. En même temps, il fallait vivre, et il subvenait à son existence par des articles que publiaient les revues russes sur divers sujets scientifiques. Mais les ciseaux de la censure guettaient tous les articles publiés, sous son nom ou sous des pseudonymes. Un travail était-il supprimé, il en envoyait aussitôt un autre. Telle était sa puissance de travail que, ayant à écrire un mémoire en trois parties, il dut envoyer successivement plusieurs articles pour
remplacer ceux qui furent supprimés par la censure, et pourtant aucun arrêt n’eut lieu dans la publication. »

Léon Metchnikoff habillé en samouraï.

« Malgré ce labeur acharné, il lui était devenu graduellement impossible de lutter contre la misère. Il prit une résolution prompte, celle d’étudier le chinois et le japonais pour aller professer dans une grande école de l’Extrême-Orient. C’était en 1873, et dès le commencement de l’année 1874, il partait pour Yeddo [Tokyo], invité par le ministre de l’Instruction publique à réorganiser une école russe fondée pour les étudiants japonais. L’institution prospéra à souhait, les élèves accoururent en grand nombre pour s’initier aux méthodes scientifiques de l’Occident enseignées dans leur propre langue. La part de Metchnikoff fut une des plus grandes dans le travail de cette pléiade d’instituteurs qui vinrent d’Europe et d’Amérique et qui (...) ont accompli une œuvre prodigieuse, unique jusqu’ici dans l’histoire de l’humanité ; ils ont annexé toute une nation de quarante millions d’hommes à une civilisation nouvelle, et cela non par la conquête, mais par le simple enseignement, par l’éclat de la vérité démontrée sur les livres et le tableau noir, Metchnikoff se dévouait avec enthousiasme à cette propagande admirable (...) ; mais l’anémie, la maladie japonaise par excellence, ne lui permit plus de continuer son œuvre, et il dut retourner en Europe. revint par la voie des îles Sandwich [Hawaii], de San Francisco et de New York, apportant avec lui le manuscrit de son beau livre, L’Empire japonais, illustré de ses propres dessins originaux et bizarres, bien conçus dans le génie de la nation qu’il décrivait. »

« C’est peu de temps après son retour du Japon que j’eus le bonheur de faire la connaissance de Léon Metchnikoff et qu’il voulut bien accepter de me prêter son appui, surtout en me fournissant de précieux documents sur la Chine et le Japon, contrées dont je tentais alors la description dans ma Nouvelle Géographie universelle. Les années suivantes [à Clarens, aux bords du lac Léman], il continua de me seconder par des recherches dans les ouvrages dont la langue m’était inconnue, par la rédaction de notes et de mémoires sur des questions spéciales qui l’intéressaient, enfin par la lecture et l’annotation des épreuves et la manutention des livres et manuscrits. »

« En 1883, le conseil d’État de Neuchâtel lui offrit à l’Académie la place de professeur de statistique et de géographie comparée qu’il accepta et qu’il remplit avec l’enthousiasme pour la science apporté par lui à tous ses travaux. Dans cette nouvelle situation, il ne fut pas difficile à un homme de sa valeur morale de conquérir la cordiale sympathie de ses collègues et des étudiants. »

« Mais c’est aux dépens de sa vie qu’il menait de front deux séries d’études avec le même élan fiévreux, avec le même mépris des aises et de la santé. La maladie fit des progrès rapides. Un congé pris pendant l’hiver de 1887 ne fut guère pour lui qu’une
occasion de donner une autre forme à son labeur de recherches et de collaboration ; lorsqu’il revint à Clarens, les médecins avaient perdu l’espoir de le sauver, et il s’éteignit le 30 juin 1888, après de longues souffrances, interrompues par les révoltes de ce zèle dévorant pour le travail qu’il n’avait jamais pu satisfaire. »

« La mort de mon ami ne m’a point séparé de lui. C’est par l’affection non interrompue, par la solidarité qui s’étend d’une existence à l’autre que se fait la continuité de la vie par-delà le tombeau. Les morts n’ont pas cessé de vivre quand des amis ont gardé leur mémoire toujours présente et suivent les entretiens commencés. Toujours sous le charme du regard et du sourire que l’on dit éteints désormais tout en en jouissant encore, les vivants ont en eux plus que l’image du mort et l’écho de sa parole ; ils ont hérité d’une étincelle de cette vie qui semblait achevée et mêlent à leur propre intelligence quelque chose de la pensée de celui qui n’est plus. L’existence continue ainsi d’évoluer, d’un homme à tous les autres hommes, par l’intermédiaire de ceux qui l’ont aimé. » [3]

 

L’intertitre est de la rédaction (NdR).

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[1La vie et l’œuvre de Metchnikoff ont été traités à fond pour la première fois dans Peter Jud, Léon Metchnikoff (Lev ll’ic Mecnikov), 1838-1888. Ein rus-sischer Geograph in der Schweiz (L.M. Un géographe russe en Suisse), Zurich, Oriole-Verlag, 1995 (NdR).

[2Le 30 mai d’après le calendrier grégorien ; d’après le calendrier julien utilisé alors en Russie le 18 mai 1838.

[3Elisée Reclus, « Préface », dans Léon Metchnikoff, La Civilisation et les grands fleuves historiques, Paris, Hachette, 1889, pp. V-XII.