Le membre de sa famille le plus proche d’Elisée Reclus, après son frère aîné Elie, fut sans nul doute son neveu Paul, né le 25 mai 1858 à Neuilly-sur-Seine. Elisée semble avoir considéré le fils aîné d’Elie et de Noémi Reclus (avec lesquels il vivait en communauté) comme son propre enfant, du moins c’est l’impression que l’on a quand on lit ses lettres à d’autres parents. Nous allons bien ici. Notre bébé se développe en intelligence et en force, son gazouillis qui n’est pas encore devenu langage nous réjouit le cœur, il remplit la maison de mouvement et parfois de tapage. Nous l’aimons beaucoup, mais nous tâchons de ne pas le gâter, j’espère que nous réussirons.
[1] Bientôt se manifesta un trait de caractère que Max Nettlau, l’historien du mouvement anarchiste, biographe d’Elisée et ami de Paul pendant quarante ans, déplorait encore bien plus tard : Une chose nous chagrine : il est peureux
— et longtemps il fut connu dans la famille comme le petit peureux
[2].
Paul Reclus a lui-même bien décrit le milieu où il grandit jusqu’à la Commune : Avec leurs enfants, le ménage des deux frères Reclus se composait de huit personnes. Jusqu’en 1867, il habita la région nord-ouest de Paris. Mais à cette date, il se transporta sur la rive gauche et prit un appartement plus grand car le plus jeune des frères Reclus, Paul, né en 1847, venait faire ses études de médecine à Paris et il était décidé que les trois frères feraient ménage commun. Leur appartement (...) était un centre d’attraction, au moins une fois par semaine, pour quantité d’amis républicains, de socialistes, de révolutionnaires étrangers exilés à Paris par suite des événements européens des décennies précédentes. Tous les lundis soir le petit salon s’emplissait d’amis parisiens, ceux dont les noms se rencontrent dans la correspondance, tous
[3]démoc-soc
, selon le sobriquet de l’époque, coopérateurs, féministes. Puis on y rencontrait des émigrés russes, polonais, italiens, espagnols. Enfin des éléments amenés par la géographie, savants ou explorateurs de passage.
Dans les semaines qui suivent la répression de la Commune, il reste d’abord avec ses parents qui se cachent, puis est envoyé à Vascœuil chez sa tante Louise et la famille Dumesnil (son frère André n’avait pas quitté la province depuis le début de la guerre franco-allemande). A partir de la fin de 1871, il vit à Zurich, ville que son père avait choisie comme lieu d’exil essentiellement pour l’éducation de son fils aîné qui, très tôt, montre un intérêt pour les mathématiques et la technologie. Il y rencontre entre autres Bakounine en 1872. Il rentre à Paris en 1877 pour étudier à l’Ecole centrale des arts et manufactures, d’où il sort ingénieur en 1880. Après une année de service militaire, il occupe plusieurs postes d’ingénieur dans des usines en province, d’abord dans la production de parapluies, et sera à plusieurs reprises forcé de quitter son emploi pour avoir soutenu et couvert des ouvriers grévistes, « expropriateurs » ou « saboteurs ». Il collabore dès le début des années 1880 au Révolté, à Terre et Liberté (Paris, 1884-1885), à la Révolte et à bien d’autres organes anarchistes de l’époque [4].
Un homme trop confiant
En 1885, il épouse Marguerite Wapler et de ce mariage naissent quatre enfants, deux filles mortes en bas âge et deux fils (Michel et Jacques). Revenu à Paris en 1889, il sera le trésorier d’une souscription qui a pour but l’achat d’une presse (et c’est à son nom que le local de l’imprimerie de la Révolte fut loué), puis d’une autre pour venir en aide aux familles des prisonniers anarchistes. Il est également chargé de faire imprimer des brochures de propagande : La seule qui parut par mes soins fut L’Ordre par l’anarchie, reproduction d’articles de la Révolte.
Paul Reclus, son caractère et sa façon d’agir dans le milieu libertaire de cette époque sont bien décrits par deux de ses amis. De son côté, Jean Grave le caractérise ainsi dans ses souvenirs : Après l’arrestation de nos amis, je jugeai que Cabot [compositeur d’imprimerie anarchiste soupçonné d’être un mouchard] devenait trop dangereux. Je demandai à Paul Reclus son appui pour remercier l’indésirable.
[5]J’ai eu des centaines d’hommes sous mes ordres, me répondit-il, je n’ai jamais renvoyé personne.
La tolérance est une belle chose, et honore ceux qui la pratiquent. Mais lorsque ça devient dangereux pour les autres, dans un mouvement traqué comme était le nôtre, cela s’appelle de la bêtise. C’est très bien, répliquai-je. Gardez Cabot, et l’imprimerie, moi j’irai faire [faire] le journal où je n’aurai aucune responsabilité de ce genre.
(...) L’imprimerie fut, plus tard, transportée à Bruxelles. Elle servit à éditer la série de brochures connues sous le nom de Bibliothèque des « Temps nouveaux ». C’était Elisée Reclus qui était censé s’en occuper. Mais, avec sa trop grande confiance habituelle et son inaptitude à bien apprécier les hommes, il l’avait placée au nom d’un individu qui finit par la vendre pour son propre compte.
Max Nettlau, lui, fait sa connaissance lorsque, de juin à décembre 1891, lors de la détention de Grave à Sainte-Pélagie [6], il s’occupe de la rédaction de la Révolte : Le jeune homme ne trouva pas mon adresse (abonnement). Il me permit de prendre tout un paquet d’échanges. Je payais 10,50 F (abonnement) et donnais 2 F pour la propagande ; j’ai aussi acheté des brochures. J’ai demandé si Elisée Reclus était à Paris — il habite Sèvres et c’était son neveu, Paul Reclus. Cela m’étonna beaucoup et m’expliqua son caractère franc et ouvert, le manque de suspicion coutumière envers un étranger et l’antagonisme de classe envers quelqu’un qui n’est pas ouvrier. J’ai parlé de ma biographie de Bakounine (Freiheit) ; il m’a dit qu’il l’avait lu. Il me donna l’adresse à Sèvres. C’était le vendredi de l’expédition [du journal], et un autre [camarade] arriva avec un pot de colle. P. R. est complètement inexpérimenté dans ces affaires, il fait des paquets de très mauvaise qualité. Nous avons parlé en anglais.
[7]
Dans les discussions sur les moyens de lutte contre le système bourgeois et comment se rapprocher d’une société libre, Paul Reclus est partisan de la reprise individuelle et défend la « propagande par le fait », une position très à la mode dans le mouvement anarchiste de cette époque, et sévèrement critiquée par Kropotkine [8].
En 1892, il quitte Paris pour diriger les travaux d’une usine en construction à Nancy, un emploi qu’il perd quelques mois plus tard car, parmi les quelques 400 ouvriers, il a aussi employé des anarchistes. Au cours des premiers mois de 1893, il est contraint, à cause des chagrins de famille et [de] la faiblesse de [sa] santé... [de] cesser toute relation anarchique ou autre
.
Le 9 décembre 1893, Vaillant jette sa petite bombe dans la Chambre des députés ; or, le même jour, il avait envoyé une lettre à Paul Reclus, accompagnée d’un récit de sa vie pendant les dernières semaines avant l’attentat et quelques pièces en vers. Le 13 décembre, le domicile de Paul Reclus est perquisitionné par huit agents de police. J’étais souffrant ; ce réveil soudain et l’émotion me causèrent une syncope tandis que je passais à la hâte mes vêtements. Excessive était alors la faiblesse de mon système nerveux.
Dans ces circonstances, comme il l’expliqua plus tard à Nettlau, sa famille décide qu’il est plus prudent qu’il quitte la France, entre autres parce qu’on le juge incapable de mentir et trop honnête pour pouvoir faire face à un juge d’instruction sans révéler trop de détails sur le mouvement et sur des amis.
Il se rend d’abord à Bruxelles, pourvu du passeport de son ami Georges Guyon dont il a modifié le nom en Guyou, et quelques semaines plus tard à Londres où il sera hébergé pendant plusieurs mois par la famille Cobden-Sanderson. Il ne rentre en France (à part quelques visites clandestines) qu’en 1914.
Pendant quelque temps, il vécut à Londres (Acton) dans une sorte de petite communauté anarchiste, avec Varlaam Tcherkesov, Bernhard Kampffmeyer, et le pionnier de l’aviation, le Suisse allemand Otto Lilienthal. A partir de 1895, il trouve un emploi à Edinbourg, en Ecosse, tandis que sa famille reste avec des amis à Dartmouth, dans le Devonshire. Plus tard, il trouve un emploi d’instituteur à Paisley, près de Glasgow. Il se rend cependant régulièrement à Londres, pour voir des amis, lors des visites de son oncle Elisée, ou pour participer à des réunions ou congrès ouvriers (comme, par exemple, le Congrès socialiste international de Londres de juillet 1896).
En 1903, il s’installe avec sa famille à Ixelles (Bruxelles) pour aider son oncle à la rédaction de L’Homme et la Terre, et c’est lui qui en assure la publication (1905-1908). A partir de 1908, il travaille comme professeur dans un lycée de Bruxelles, emploi qu’il doit quitter en 1913 après avoir (ce n’était pas la première fois d’ailleurs) visité Kropotkine avec un groupe d’élèves pendant un voyage scolaire. Il rentre en France en 1914, autorisé par Clemenceau, grâce à l’intervention de Nadar. Pendant la guerre, il signe, un des premiers avec Kropotkine, le Manifeste des seize qui prend le parti des Alliés contre l’Allemagne et l’Autriche. En 1919, il se fixe avec sa femme à Domme en Dordogne, où Patrick Geddes avait mis à sa disposition une maison et une tour médiévale. Pendant toutes ces années, il avait continué à collaborer à la presse anarchiste et, en 1925, il fonde avec Marc Pierrot Plus loin, qui paraîtra jusqu’en 1939. Il publie aussi, en 1925, une version abrégée du troisième volume de la Correspondance d’Elisée Reclus, préparé par Louise Dumesnil. C’est lui, avec l’aide de Max Nettlau, qui rassembla la plupart des articles et matériaux pour le grand livre sur son père et son oncle que Joseph Ishill publia en 1927.
Après la mort de sa femme (16 août 1927 ; elle était née le 14 juillet 1859), il invite Nettlau pour consulter les archives de son père et ce qu’il détient encore des archives d’Elisée Reclus pour la biographie de son oncle [9]. Nettlau s’y rend en juin 1928 en revenant de Barcelone, et ensuite établit le contact entre Paul Reclus et la famille Montseny-Urales (Federico Urales, Soledad Gustavo, et leur fille Federica Montseny) qui deviennent bientôt des amis. Paul Reclus passa alors régulièrement ses vacances chez eux les années suivantes, ils publièrent des articles et des inédits de son père dans leur revue (Revista Blanca) et c’est chez lui, à Montpellier et à Domme, qu’ils trouvèrent refuge en 1939 après la victoire de Franco, En 1931, il publie (avec son ami Georges Guyon et A. Perpillou) une version abrégée et remaniée de L’Homme et la Terre. Il continue d’assurer, avec son ami le plus proche au cours de ces années, le docteur Marc Pierrot, la publication de Plus loin jusqu’en 1939, et fait partie de plusieurs organismes de secours au mouvement anarchiste espagnol pendant la guerre civile (dont SIA, Secours internationale antifasciste). Il décède à Montpellier le 19 janvier 1941.