Sous le second Empire, la mutualité fut plus que jamais sous le boisseau. On accentua ce qui avait été commencé sous le Premier Empire et continué sous la Restauration. Napoléon III nommait lui-même les présidents des sociétés mutualistes « approuvées ». Une commission supérieure d’encouragement et de prévoyance est créée, présidée par l’Empereur. Ayant constaté que le Premier Empire et la Restauration avaient échoué dans leur tentative de foire de la mutualité un instrument docile du pouvoir, Napoléon III veut interdire tout retour aux traditions de défense des travailleurs. Il va donc accentuer le contrôle des sociétés de secours mutuels et donner des avantages, à celles qui acceptent de collaborer avec le pouvoir.
Les sociétés libres, qui ne voulaient pas de l’appui gouvernemental, étaient constamment menacées de dissolution par simple arrêté préfectoral. Les autres, dont les présidents étaient nommés par l’Empereur pour cinq ans, bénéficiaient de dons et legs mobiliers, de la gratuité de locaux, etc. Elles recevaient une somme d’argent à titre de dotation ; enfin, il était attribué à leurs dirigeants ce qui chatouille souvent le vain « honneur » des hommes : des médailles... De nos jours encore, dans la mutualité, les distinctions honorifiques sont très appréciées.
Ces sociétés approuvées pouvaient être créées par le maire ou le curé dans chaque commune. Ainsi se mirent en place des sociétés encadrées non plus par des travailleurs mais par des notables. Cette mutualité territoriale coupait les mutualistes de leurs attaches professionnelles, elles groupaient des couches sociales différentes, ce qui, évidemment, isolait et neutralisait les travailleurs.
Cependant, un nombre non négligeable de sociétés préférèrent rester libres, malgré les difficultés ; elles choisissaient elles-mêmes leurs responsables et étaient composées d’adversaires acharnés du régime ; certaines se transformèrent en « résistances » ; ce sont ces résistances qui furent directement à l’origine du syndicalisme.
La police impériale les surveillait naturellement de très près ainsi qu’on peut le constater à la lecture de ce rapport à l’Empereur, en 1861 :
La réunion des ouvriers d’un même état qui rend plus facile l’organisation et la mise en pratique d’une société de secours mutuels, en facilite l’altération et les abus. Il y a dans ce rapprochement une grande tentation d’aller au-delà du service des malades et infirmes et de s’occuper d’intérêts d’un autre ordre et d’une autre portée. L’expérience a prouvé souvent, dans un pays voisin, quelquefois dans le nôtre, qu’en certains moments entre ouvriers d’une même profession il n’y avait qu’un pas de la mutualité à la coalition, et que la cotisation pouvait prendre le caractère d’un impôt destiné à soutenir les grèves.
Une circulaire du ministère de l’Intérieur, adressée aux préfets en 1852, précisait :
Dans aucun cas vous n’approuverez la promesse de secours en cas de chômage ; cette condition ne serait pas seulement un principe de ruine et de démoralisation puisqu’elle tendrait à encourager la paresse et à faire payer au travail une prime à l’insouciance, mais elle porterait en elle le germe de toutes les grèves et l’espérance de toutes les coalitions.
Nous l’avons vu, les inquiétudes du gouvernement de Sa Majesté Impériale n’étaient pas injustifiées ! Remarquons, au passage, qu’en un siècle le langage de la bourgeoisie — comme son état d’esprit — n’a guère évolué.
Pour l’essentiel, toutefois le Second Empire finit par atteindre son but. En 1852, il existait 2 483 sociétés de secours mutuels ; 10 % étaient des sociétés approuvées, donc gouvernementales. En 1870, sur 5 788 sociétés existantes, 4 279 étaient des sociétés approuvées, soit 73 %. 620 000 mutualistes appartenaient aux sociétés approuvées, 250 000 appartenaient aux sociétés libres.
Il est probable que parmi les sociétés approuvées — et parmi leurs membres — beaucoup n’en pensaient pas moins et qu’elles empochaient les avantages sans partager les idées de la classe dirigeante.