Ce qui frappe dans les rapports complexes des différentes formes du pouvoir d’État au mouvement mutualiste durant deux siècles, c’est qu’ils se sont toujours fondés sur la répression allant jusqu’à la négation et, en même temps, sur la promotion allant jusqu’à l’institutionnalisation.
(Daniel Le Scornet, Prévenir, n° 4, octobre 1981.)
Nous avons en effet constaté deux conceptions de la mutualité, une mutualité qui se voulait neutre, qui avait plus ou moins les faveurs du pouvoir politique, de l’Eglise, et une mutualité plus liée aux travailleurs, libre, et qui, de ce fait, sera souvent combattue, voire persécutée. Cette dualité, avec des nuances, bien sûr, s’est perpétuée jusqu’à une époque récente. Aujourd’hui, la mutualité, toute la mutualité se déclare indépendante ; mais elle ne proclame plus sa neutralité. Elle prend parti, dans son domaine, quel que soit le pouvoir en place.
On a pu comparer la mutualité à un immense corps mou, léthargique. Aucune organisation ne peut se targuer de posséder un nombre aussi colossal d’adhérents. Mais ce fut jusqu’à ces derniers temps une force inemployée et, il faut bien le reconnaître, pas facilement employable. Pourtant, le régime giscardien a réussi ce tour de force de mettre en branle cette énorme troupe. Venant après un nombre de mesures prises ou prévues qui avaient irrité les mutualistes, la prétention du ministre de la Santé de l’époque de vouloir interdire aux sociétés mutualistes de rembourser à leurs adhérents la totalité de leurs dépenses de soins si ceux-ci en avaient décidé ainsi, réussit à faire ce qu’on avait jamais vu : la mobilisation de millions de mutualistes. En 1980, 7 millions de cartes-pétitions exigeant l’abrogation du décret instituant un ticket modérateur d’ordre public ont été adressées au président de la République, Valéry Giscard d’Estaing. Cette initiative de la Fédération nationale de la mutualité française fut activement soutenue par la Fédération nationale des mutuelles de travailleurs qui organisa des manifestations de rue d’une ampleur jamais égalée en matière de revendication mutualiste ! La pression fut telle, que le gouvernement de Raymond narre renonça à appliquer son décret.
Pour la première fois de son histoire, la mutualité apparaissait comme un mouvement populaire actif et dynamique, décidé à modifier l’environnement économique et social en sa faveur, apte à rassembler autour de lui, sur ses positions spécifiques, la grande majorité, sinon l’unanimité des forces syndicales et sociales en France
. (L. Calisti.)
Le patronat n’était évidemment pas étranger à tous ces agissements. Son but : affaiblir la mutualité en général, mais surtout essayer d’éliminer la mutuelle dans l’entreprise au profit d’une compagnie d’assurance. Voici quelques extraits de la circulaire que le président du Conseil national du patronat français (C.N.P.F.) adressait à ses adhérents le 30 janvier 1976 : Notre attention a été attirée par la tendance très nette des organisations syndicales, marquée plus particulièrement au cours des années 1974-1975, à demander aux responsables des entreprises, notamment lors des négociations des accords collectifs, que la couverture des risques (...) soit confiée aux sociétés mutualistes de préférence aux organismes d’assurance. Cette tendance est favorisée par le développement des liens entre les syndicats et la mutualité à travers les sociétés mutualistes d’entreprise gérées directement ou indirectement par les comités d’entreprise.
(...) Il nous apparaît que les fédérations comme les entreprises doivent veiller à préserver, aux différents échelons de décision et notamment au niveau des conventions collectives ou au sein des institutions de prévoyance, la liberté de choix de l’organisme assurant les risques. La consultation de l’ensemble des organismes pouvant assurer ces risques est donc une mesure que nous ne saurions trop recommander, les critères du coût et de la qualité de service étant un élément essentiel de la décision, sans négliger le fait que le contrôle des sociétés d’assurance par le ministère de l’Economie et des Finances apporte des garanties certaines de sécurité et solvabilité.
Voilà, c’est clair. Cette lettre prévient ses destinataires, les patrons, que les mutuelles d’entreprise sont très (trop) liées aux syndicats, qu’il convient de garder une liberté de choix (pour le vernis démocratique), mais qu’il faut donner la préférence à celui qui offrira le meilleur produit ; or comme la compagnie d’assurance garantit souvent aussi les biens de l’entreprise, elle peut facilement faire des propositions meilleures que les prestations de la mutuelle, à un coût moindre, d’autant plus que l’employeur, qui parfois participe peu ou ne participe pas du tout à la cotisation à la mutuelle, propose de prendre à sa charge une partie des primes à payer à la compagnie d’assurance. Tout est bon pour écarter la mutuelle de l’entreprise ou pour empêcher qu’il ne s’en crée une.
Les gouvernements de la droite avaient prévu dans leurs projets de démantèlement de la Sécurité sociale au profit, là aussi, du secteur à but lucratif, de faire de la mutualité un auxiliaire qui, en prenant à sa charge les prestations que n’aurait plus assurées la Sécurité sociale, aurait permis l’application de la politique d’austérité et créé une médecine de pauvres et une médecine de riches. Le projet de loi du docteur Berger, député R.P.R., allait dans ce sens ; il ne put être discuté à la Chambre en raison de la puissante opposition du mouvement mutualiste tout entier.
La mutualité dans l’assurance
Si le secteur commercial. de l’assurance tente de pénétrer en force dans le domaine de la couverture sociale où seule la mutualité était présente, celle-ci a contre-attaqué en offrant à ses adhérents des systèmes de prévoyance équivalents à ceux des compagnies d’assurance. Ainsi, la Fédération nationale de la mutualité française a fondé la Société nationale mutualité expansion (Mutex) qui compte déjà 3 millions de participants ; elle leur assure un capital-décès, des indemnités en cas d’invalidité permanente ou partielle, le salaire garanti en cas de maladie, etc.
La mutualité s’est aussi fortement implantée dans le secteur de l’assurance de l’automobile. Elle couvre 21,5% du marché national. Les neuf plus grosses sociétés sont les suivantes :
l’Assurance mutuelle universitaire (A.M.U.) ;
la Fraternelle assurance ;
la Garantie mutuelle des fonctionnaires (G.M.F.) ;
la Mutuelle assurance artisanale de France (M.A.A.F.) ;
la Mutuelle assurance des commerçants et industriels de France (M.A.C.I.F.) ;
la Mutuelle assurance des instituteurs de France (M.A.I.F.) ;
la Mutuelle assurance des travailleurs mutualistes (M.A.T.MUT) ;
la Prévoyance accidents ;
la Société mutuelle d’assurance des collectivités locales (S.M.A.C.L.)
Il faut préciser que ces sociétés sont des organismes à caractère mutualiste (pas de but lucratif, pas d’intermédiaires « commissionnés », assurance au prix coûtant), mais elles ne sont pas des sociétés mutualistes qui, elles, n’assurent que les personnes à l’exclusion des biens.