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IV. – La Mutualité - Organisation des sociétés

samedi 2 décembre 2023, par André Devriendt (CC by-nc-sa)

Autrefois, la vie quotidienne était profondément imprégnée d’esprit religieux. Cela n’empêchait pas les sociétés compagnonniques, ou autres, d’entrer en conflit avec les pouvoirs établis, qu’ils fussent du domaine seigneurial, royal ou de l’Église. Il est donc normal que même dans les sociétés à caractère mutualiste on retrouve cet esprit religieux et que les confréries soient presque toujours placées sous la protection d’un saint ou d’une sainte. Aussi les groupements ont-ils leur siège dans une église dans laquelle ils entretiennent une chapelle où ils tiennent leurs réunions. De là, l’importance du « luminaire », que l’on retrouve dans les statuts des associations. Ce luminaire brûle dans les chapelles ; il est constitué de cierges ou de torches en cire dont le prix était élevé. D’autre part, les statuts des confréries prévoyaient fréquemment la défense de leurs membres en cas d’excommunication, sentence redoutée et redoutable, car elle faisait de l’excommunié un « hors-la-communauté », et en cas de décès, il ne pouvait être enseveli chrétiennement. Les confréries tentaient donc de faire lever la sentence en payant une absoute ou, si l’excommu­nication avait été prononcée pour dettes, en aidant financièrement le confrère.

Il ne semble pas que les confréries, pour apporter des secours « aux pauvres gens du métier déchus par le fait de maladie ou de vieillesse », aient établi des cotisations fixes, du moins dans les premiers temps. Le financement était assuré par les diverses amendes que devaient acquitter maîtres et compagnons lorsqu’ils contrevenaient aux règles de la corpo­ration (malfaçons, travail en dehors des heures ou des jours permis, etc.), par les taxes prélevées sur la réception des maîtres dans la corporation, sur l’embauchage des apprentis, par les quêtes effectuées auprès de tous les patrons du corps de métier, qui devaient verser leur obole… obligatoirement ! Les dons, naturellement, étaient les bienvenus. Dans son livre cité ci-dessus, Jean Bennet cite un article des statuts de la confrérie des portefaix de Valenciennes, de 1373, qui stipule :

Premièrement leur est ordonné et semblablement que autrefois a été que quiconque voldra (voudra) devenir porteur en la halle dou blé, il doit payer ainsi que anchiennement a été d’usage 30 sous tournois pour mettre en boite (dans la caisse) afin que de ce ly argent et d’aultre qui mi y sera fachent (fassent) confort et aide à aulcuns des compagnons qui nécessité en aront (auront) et qui polront (pourront) keir (tomber) en trop grande impotence de vieilleche, de pauvreté, de coissure (d’infirmité), de bléchure (blessure), et d’autre meschiance (infortune).

Les portefaix de Valenciennes dispensaient de service leurs membres « vielz, caducs et malades » et leur réservaient des places dans l’administration de la communauté.

Par la suite, les ressources financières des groupements furent assurées d’une façon moins aléatoire, mais les amendes constituèrent toujours un apport non négligeable. Les adhérents eurent alors à acquitter des cotisations fixes.

Les secours attribués

Du fait de la religiosité que nous avons signalée, la première « pres­tation » que les confréries assuraient à leurs membres, c’était, lorsqu’ils décédaient, des obsèques dignes et chrétiennes, et les frais de sépulture à ceux dont la famille était dépourvue de moyens. Tous les membres de la société devaient assister à l’enterrement, sous peine d’amende. Assurer des obsèques convenables aux adhérents fut une constante des sociétés d’entraide ; il s’agissait de bien assurer le passage dans l’Au-delà, et comme l’unique intermédiaire était l’Eglise — qui fait plus de cas de l’âme que du corps — il fallait que les obligations religieuses fussent bien remplies. Aujourd’hui, bien sûr, cela n’est plus une préoccupation majeure des sociétés mutualistes ; cependant, presque toutes les sociétés mutualistes ont dans leurs prestations des indemnités pour funérailles destinées à payer aux ayants droit tout ou partie des frais d’obsèques de l’adhérent disparu.

Une autre obligation imposée aux membres des confréries, c’était de rendre visite aux frères hospitalisés. Chacun devait se rendre à l’hospice à tour de rôle. En cas de manquement à ce devoir, une amende était infligée.

Les autres secours consistaient à apporter une aide financière à ceux qui ne pouvaient pas travailler, à assurer les frais de pharmacie et de consultations des médecins. Dans certaines sociétés regroupant des agri­culteurs ou des vignerons, les adhérents devaient assurer les travaux de culture du confrère empêché de les faire lui-même pour cause de maladie ou d’accident.

Beaucoup de sociétés prenaient en charge les orphelins et payaient leurs frais d’apprentissage. De même, les veuves des maîtres pouvaient percevoir des secours et, souvent, elles étaient autorisées à poursuivre la profession du défunt avec des compagnons.

Un autre fait, remarquable : ces organisations ont fondé, dès le XIIe siècle, ce que nous appelons des œuvres sociales, c’est-à-dire des maisons de soins, des hôpitaux. Les confréries mettaient leurs moyens en commun, et lorsque ceux-ci étaient trop modestes pour créer un hôpital, elles achetaient des lits pour leurs malades dans les hôtels-Dieu. Ainsi, les ouvriers monnayeurs achetèrent une maison à Paris, près de l’endroit où se trouvent actuellement l’église Saint-Philippe-du-Roule, pour en faire une léproserie. Cela se passait en l’an 1200 ! D’autres sociétés ont pris aussi des mesures en faveur de leurs adhérents atteints par cette terrible maladie qui sévissait à l’état endémique dans nos contrées, autrefois : la lèpre.

Précisons encore que les sociétés d’entraide ne « couvraient » pas tous les risques. En effet, les blessures produites au cours de rixes, les suites de l’ivrognerie, les maladies vénériennes étaient généralement exclues des maladies ou causes pour lesquelles la confrérie donnait une aide.

Conditions d’admission

Des temps les plus lointains jusqu’à une époque récente, une des premières conditions pour être admis dans une société d’entraide était que le candidat devait être de bonnes vie et mœurs. Jusqu’à la Révolution,
il devait faire profession de la religion catholique, apostolique et romaine ! Ce qui n’a pas empêché nombre de sociétés d’accueillir des protestants. Enfin, il fallait être valide et en bonne santé.

Aujourd’hui, il n’est plus question, bien sûr, de demander l’opinion politique ou religieuse de qui que ce soit ! En ce qui concerne la santé, pour éviter qu’une personne n’adhère à la société qu’en raison d’une maladie déjà déclarée, les sociétés mutualistes imposent un noviciat de trois mois à chaque nouvel adhérent, pendant lequel il paye des coti­sations sans percevoir de prestations. Par son adhésion, le nouveau membre s’engage à respecter les statuts de la société. Jadis, le nouvel adhérent prêtait serment de se soumettre aux règlements de la société, serment qui se prêtait souvent — sauf dans les sociétés compagnonniques — en présence du curé...

Notons que les juifs, qui ne pouvaient appartenir à une confrérie de métier, ont créé leurs propres sociétés philanthropiques, après la première Croisade, lorsqu’ils furent rejetés de la communauté chrétienne et em­pêchés d’exercer des métiers manuels.

Administration. - Tenue des assemblées

Dès le début de la création des confréries, leurs administrateurs ont été élus. En général, deux d’entre eux géraient les fonds (chacun ayant une clé du coffre, et les deux clés étaient nécessaires pour l’ouvrir ; de nos jours, au moins à partir d’une certaine somme, il faut deux signatures — ou plus — sur les chèques) ; un président, nommé alors prévost ou échevin, dirigeait la société. La durée des mandats variaient d’une société à l’autre ; ils étaient en moyenne d’un an à trois ans ; parfois les fonctions étaient obligatoires et nul ne pouvaient s’y soustraire ; elles étaient alors assurées par roulement.

Des assemblées réunissaient les sociétaires pour examiner les affaires de l’organisation ; elles avaient lieu fréquemment et étaient strictement réglementées en ce qui concerne leur déroulement. Des amendes — qui venaient grossir les sommes affectées aux secours — étaient infligées à ceux qui maudiront leurs frères, jureront, joueront à des jeux quel­conques, rornperont le silence, auront une tenue inconvenante, seront en état d’ivresse, discuteront de politique ou de religion, ou de choses malséantes, exprimeront hautement leur opinion sur le compte d’un can­didat, troubleront les personnes qui auront la parole, etc. A chaque manquement correspondait une amende, tarifée, ou une suspension de la société.

Nous trouverons peut-être ces règlements excessifs, mais nous devons nous rappeler que les mœurs étaient rudes, et qu’il fallait certainement, pour qu’une assemblée puisse délibérer normalement, employer des moyens convaincants !

Il est probable, en tout cas, que ces réunions devaient être plus vivantes que celle, par exemple, de oette société de l’Isère — exemple type d’une société sclérosée — dont le compte rendu est ainsi libellé :

Assemblée généra1e du 9 juillet 1905.
Les membres de la Société de secours mutuels de l’Imprimerie générale se sont réunis en assemblée générale le dimanche 9 juillet 1905, à 11 heures du matin, sous la présidence de M. Breton, président.
Le procès-verbal, ainsi que le compte rendu financier de la société sont adoptés.
Aucune question ne figurrant à l’ordre du jour, la séance est levée à 11 heures 14.

Voilà qui est expéditif !

Pour en revenir aux interdictions énumérées plus haut, precisons que les statuts des sociétés mutualistes actuelles prévoient toujours qu’au cours des assemblées générales il ne peut être discuté que des affaires de la société et de la mutualité.

Cet aperçu sur les sociétés d’entraide du temps jadis, ancêtres de nos sociétés mutualistes actuelles, nous a permis de constater que ceux qui produisaient : maîtres, ouvriers, apprentis, agriculteurs, ont constamment cherché à s’aider contre la maladie, la vieillesse, que ce soit dans un cadre professionnel ou communal. La fondation des sociétés, l’établisse­ment de leurs statuts, leur gestion étaient l’œuvre des intéressés eux­-mêmes. Du haut Moyen Âge jusqu’à Saint-Louis, la liberté de création füt totale. Ensuite, il fallut obtenir une patente royale, et le pouvoir politique, l’Eglise exercèrent séparément ou conjointement une tutelle de plus en plus pesante, mais pas toujours efficaoe.

Pendant longtemps, maîtres, compagnons et apprentis firent partie de la même confrérie de métier ; ils y avaient les mêmes droits et les mêmes devoirs ; puis, peu à peu, les maîtres s’attribuèrent des pouvoirs de plus en plus grands, et les travailleurs salariés — les compagnons — créèrent leurs propres associations (XIVe siècle). Celles-ci furent au cours des siècles en butte constamment à la répression du pouvoir politique et à l’hostilité foncière de l’Eglise. Pourtant, pouvoir et Eglise ne purent jamais en venir à bout. Citons seulement, pour illustrer ces luttes, les mesures prises par François Ier dans ses Lettres patentes, signées à Villers­-Cotterêts, le 25 août 1539, pendant la grève des ouvriers imprimeurs de Lyon (où ils s’emparèrent de la ville), et de Paris, organisée par les confréries des compagnons. L’article 191 de ces lettres stipule :

Nous deffendons à tous les dits Maistres, ensemble aus Compa­gnons et Serviteurs de tous Mestiers, de faire aucune congrégation ou assemblées grandes ou petites, ce pour quelque cause ou occasion que ce soit, ne faire aucuns monopoles, et n’avoir ou prendre aucune intelligence les uns et les autres, du fait de leur mestier, sous peine de confiscation de corps (peine de mort !) et de biens.

Le besoin de solidarité ressenti par les hommes, et principalement par les salariés, les a poussés à se grouper, d’autant plus qu’à ces époques lointaines, la maladie, les épidémies, la famine frappaient souvent, et, dès leur plus jeune âge, les travaillieurs en subissaient les tragiques oonséquences. D’autre part, le fait qu’ils aient été contraints de discuter dans l’ordre les questions soumises aux assemblées, d’accepter un arbitre pour régler les différends, les a progressivement habitués à acquérir un sens des responsabilités qui leur a permis de gérer un grand nombre d’institutions, faisant ainsi la démonstration de leur capacité à gérer la société tout entière, revendication qu’ils poseront des siècles plus tard par les différentes écoles du socialisme et de l’anarcho-syndicalisme.