1789 a été l’époque de la grande remise en question des institutions politiques et religieuses. La Révolution, au nom du libéralisme économique, fut hostile à toutes les formes d’associations professionnelles, y compris aux groupements ouvriers à caractère mutualiste.
L’hostilité de la bourgeoisie se traduisit en 1791 par le vote de la loi connue sous le nom de « Le Chapelier ». Elle proclamait l’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens du même état et de même profession
. Rappelons que cette loi fut appliquée jusqu’en 1864 aux organisations professionnelles, en 1884, pour les syndicats et en 1901 pour les associations.
En 1791, on voulait surtout détruire les sociétés compagnonniques, très puissantes alors, bien organisées et capables d’opposer une vive résistance aux pouvoirs publics et aux employeurs. Cette loi atteignit également les groupements d’entraide, seules quelques sociétés de bienfaisance étant autorisées à fonctionner. Ce fut un coup dur pour les travailleurs, qui se trouvèrent démunis devant la maladie, car, bien entendu, le gouvernement fut incapable de leur apporter une aide quelconque. La nouvelle classe dominante voulait ainsi dépouiller les travailleurs de tout moyen de défense.
Seulement, voilà. Il ne suffit pas d’un décret ou d’une loi pour faire disparaître une institution aussi ancrée que celle-là. Des sociétés mutualistes réussirent à fonctionner clandestinement, beaucoup en avaient l’habitude, pendant la période révolutionnaire, et le mouvement mutualiste réapparut au grand jour au début du XIXe siècle. Les sociétés n’étaient plus interdites, mais elles étaient étroitement surveillées. Lors de leur constitution, elles devaient rédiger des statuts dans lesquels étaient clairement précisés les buts de prévoyance ; devait y figurer aussi l’affirmation qu’elles s’occuperaient uniquement d’apporter un soulagement à leurs frères. Elles devaient obtenir l’accord du gouvernement avant leur constitution, et des policiers assistaient à leurs réunions.
La loi Le Chapelier n’étant pas abrogée, les ouvriers ne pouvaient toujours pas s’organiser pour défendre leurs intérêts, les seules associations tolérées étaient celles dont les objectifs déclarés devaient être la distribution de secours en cas de maladie. C’est donc à partir de ce moment que les sociétés de secours mutuels vont constituer le seul moyen pour les ouvriers de se rassembler. Les travailleurs de l’imprimerie, les tanneurs, les mégissiers, les chapeliers, les menuisiers vont, les premiers, former des sociétés mutualistes d’où, plus tard, sortiront les organisations syndicales.
Évidemment, les autorités ont vite compris de quoi il retournait. Aussi, l’Empire puis la Restauration réprimèrent, quand ils le purent, ces sociétés, mais leurs gouvernements agirent aussi plus subtilement pour en amoindrir l’influence. Ainsi, sous le premier Empire, une société appelée Société philanthropique fut chargée de créer des caisses de secours bien-pensantes. Ces caisses reçurent des facilités importantes : dons, subventions, accès pour leurs adhérents aux dispensaires dans lesquels exerçaient les chirurgiens et les médecins de l’Empereur. Le nombre de ces sociétés augmenta rapidement, mais beaucoup d’organisations de secours mutuels créées par les travailleurs restèrent libres ; mieux : on vit des sociétés bien-pensantes (protégées) faire preuve de mauvais esprit et organiser des grèves !
La mutualité est donc la structure toute trouvée pour l’organisation des travailleurs. Nombre de sociétés de secours mutuels furent à l’origine de grèves, d’émeutes, entre autres à Nantes en 1830, à Paris et à Limoges en 1831 ; à Lyon en 1831 et 1834 (révoltes des canuts) ; en 1833, ce furent les gantiers à Chaumont, les charpentiers à Paris, les ouvriers du bâtiment au Havre, les mineurs d’Aix en 1834.
C’est cette année-là que le gouvernement fait voter une loi interdisant les associations de plus de vingt personnes. Les ouvriers lyonnais, groupés dans la Société fraternelle d’assistance des mutuellistes depuis 1828, déclenchent leur grand mouvement de grève qui tournera à l’émeute ; à Paris, le général Bugeaud s’illustre tristement dans la répression des ouvriers en lutte pour soutenir leurs camarades lyonnais.
Claude Aurent, dans un article publié dans le numéro 32 de la Rue (premier trimestre 1983) et intitulé : « L’insurrection des Basses-Alpes, 2-15 décembre 1851 », écrit : Tout un réseau de sociétés secrètes républicaines couvre peu à peu le département, sociétés politiques se cachant le plus souvent des dehors mutualistes.
Jusqu’à la création des syndicats, ce fut par l’intermédiaire de sociétés mutualistes que les travailleurs purent donc organiser leur défense. Ensuite, comme on le verra, les deux mouvements s’éloignèrent l’un de l’autre.