Bien méchante également fut l’accusation, bien coupable le soupçon porté contre Pelloutier au congrès de Paris, en 1900, pour lui le dernier des congrès, celui auquel il voulait absolument assister. Ah ! ceux qui se rappellent Pelloutier à la tribune de la salle Bondy, se défendant contre les insinuations venues de différents côtés et dont ceux qui les portèrent à la discussion ne furent pas les plus coupables, doivent réfléchir sur la valeur des calomnies lancées aujourd’hui encore contre d’autres militants !
Il faut l’avoir vu, ce moribond au front large, aux yeux humides sous les verres du binocle, brillant de fièvre, arrêté à chaque pas par l’essoufflement, à chaque mot par la toux, ne pouvant dire à voix basse plus de quatre paroles sans absorber le morceau de glace que je lui préparais pour retarder l’hémorragie redoutée.
Les militants qui assistaient à ce congrès de 1900 savent dans quel silence d’anxiété, de pitié, de curiosité et d’admiration nous écoutions ce pauvre ami, se défendant une dernière fois contre des adversaires qui ne lui pardonnaient pas de rester le même et d’en mourir.
Laissons le compte rendu de ce congrès des Bourses de 1900 (pp. 87 à 91) nous donner une juste idée de cette discussion. On verra ainsi quel homme était Pelloutier et comment, vivant de la vie ouvrière, il avait au moins le droit de croire qu’on ne devait pas suspecter sa vie, mettre en doute sa conviction, soupçonner sa sincérité.
LYON. — Je désirerais dire quelques mots concernant là situation du secrétaire fédéral, qu’il vaudrait mieux éclaircir tout de suite. Les deux questions sont liées. Si nous sommes réunis aujourd’hui, c’est pour avoir des renseignements précis. On nous a dit, à Lyon, que le secrétaire fédéral appartenait à l’Office du Travail, qu’il avait 1 800 francs, et on m’a donné mandat de dire que les deux situations étaient incompatibles, qu’il fallait que le secrétaire de la Fédération des Bourses possède ses coudées absolument franches et qu’il ne pouvait appartenir à aucune administration, à part le travail qu’il pourrait faire ailleurs, de comptabilité et toute autre chose. Lyon prétend que les situations ne peuvent pas aller ensemble. Nous ne sommes pas très bien renseignés sur le travail du secrétaire fédéral, et voici ce que j’ai dit quand la question a été posée. Le secrétaire fédéral touche 100 francs par mois du Comité fédéral, qui ne peuvent pas le faire vivre, et alors le secrétaire de la Fédération des Bourses pourra-t-il vivre en s’arrangeant d’un autre côté ? On m’a répondu : si le secrétaire fédéral n’est pas assez payé, qu’il trouve une situation de 1 800 francs ailleurs et on pourra trouver pour le Comité fédéral un autre camarade à Paris, qui pourra, par demi-journée et pour 1 200 francs, faire le travail du secrétaire fédéral (Protestations.)
On a dit à Lyon qu’on voulait savoir ce qui se passait, car on est très grincheux sur ces questions. Je ne parle pas contre le secrétaire fédéral, c’est une question de principe purement et simplement au point de vue fédéral ; il s’agirait d’un autre que lui, la question serait la même.
Je vous prierai de nous donner les renseignements que nous n’avons pas et que nous devons nous donner réciproquement. Nous ne discutons pas de parti pris ; j’estime qu’entre militants nous n’avons pas à faire de discours, mais nous avons à nous dire franchement ce que nous savons. Lorsque nous avons créé des Syndicats au point de vue politique, faisant de l’action contre le gouvernement, contre les capitalistes, nous nous sommes méfiés justement de ceux qui sont entrés dans nos rangs... (je laisse la situation du secrétaire fédéral de côté) pour faire des rapports à différents gouvernements. A Lyon, nous avons un procès sur le dos de 84 syndicats, assignés par un employé de la Bourse que nous avons chassé il y a trois ans.
En somme, on a jeté un peu la suspicion à Lyon sur le secrétaire fédéral, je me suis élevé contre cette tendance, connaissant les opinions philosophiques du secrétaire fédéral. Personnellement, j’ai confiance en lui, mais malgré cela on m’a dit :
Nous te donnons pour mission d’avoir dei renseignements et d’indiquer notre manière de voir.
A Lyon, nous sommes payés pour être méfiants, il n’y a pas un endroit où les syndicats soient tant traqués par la police et où on ait eu tant de reproches à faire même à des militants. Le Comité exécutif de Lyon m’a dit jeudi dernier : Dis au secrétaire fédéral qu’il faut qu’il choisisse entre les deux situations, car autrement, à Lyon, cela pourrait diviser les syndicats. Il faut qu’il trouve un moyen de rester à la Fédération des Bourses — vous voyez qu’on n’est pas contre lui — et s’il trouve un autre travail à côté pour parfaire son salaire, qu’il le prenne, mais qu’il ne reste pas à l’Office du Travail qui paraît être un service trop gouvernemental.
Maintenant, le secrétaire fédéral nous fournira les renseignements dont nous avons besoin... Je dois dire que malheureusement ce sont même des collègues de Paris qui ont montré le plus d’acrimonie contre le secrétaire fédéral que je défendais.
Lorsqu’on a un camarade qui, au point de vue politique n’est pas de votre opinion, il ne s’agit pas de déblatérer contre lui, c’est ce qu’entre militants nous devrions éviter. Nous devons nous soutenir entre nous et ne pas dire du mal les uns des autres, surtout quand nous nous connaissons et que nous appartenons à la même localité ! (Applaudissements.)
Je considère, ainsi que tous les camarades de Lyon, qu’à quelque école politique que nous appartenions, lorsque nous sommes dans le domaine économique, nous luttons tous pour l’affranchissement humain et nous devons rester unis. Mais Lyon, sur la question que j’ai indiquée, se montre très strict et désire des explications sur la situation du camarade Pelloutier.
NÎME — Il faudrait envisager cette question avec le plus d’indépendance possible... Lyon nous a dit quelque chose qui nous fait un peu deviner d’où peut provenir sa proposition, quand il a dit : ce sont des camarades de Paris qui justement étaient à Lyon, qui nous ont mis-au courant de ce qui se passait. Rien que cela doit nous faire à peu près comprendre ce dont il s’agit.
Ensuite, on reproche au camarade Pelloutier d’avoir accepté une autre fonction, mais le Comité fédéral des Bourses du Travail n’avait qu’à assurer à son secrétaire de quoi vivre et alors il aurait eu le droit de lui reprocher d’avoir pris une telle place. (Applaudissements, bruit.)
LE SECRÉTAIRE FÉDÉRAL — En prenant la parole, je déclare tout de suite que je n’entends pas me placer sur le terrain de l’indulgence, comme vient de le faire le camarade de Nimes. Je donnerai la preuve qu’à aucun point de vue, ni par le genre de travail auquel je suis astreint à l’Office du Travail, ni par mon indépendance, qui est assez connue, je n’ai manqué à aucun de mes devoirs de révolutionnaire, en acceptant cette situation.
Je commence par expliquer ce que c’est que l’Office du Travail, car on parait l’ignorer totalement ; j’avoue que moi-même avant d’y être, je ne savais pas trop ce que c’était ; aujourd’hui, je le sais mieux, et je vais vous l’expliquer.
A l’Office du Travail on n’est pas employé du Ministère du Commerce, on est enquêteur temporaire, c’est-à-dire que vous êtes chargé d’une mission et que votre nomination par le Ministre doit être renouvelée tous les trois mois, de sorte que tous les trois mois l’on peut dire au Directeur de l’Office du Travail : Vous vous passerez des services de monsieur un tel, et il est évident que le jour où le ministère actuel sera changé, le ministre suivant réalisera la crainte que j’indique.
Quel est le but de l’Office du Travail ? C’est d’abord d’éditer un Bulletin de l’Office... Il est tendancieux, nous sommes d’accord, et n’a pas pour but d’être utile aux organisations ouvrières, bien qu’il ait cette prétention, mais, en définitive, aucune appréciation politique, aucune théorie n’y est émise, il n’y a que des chiffres et des renseignements statistiques ; c’est un travail que nous pourrions faire, nous, tout aussi bien que l’Office du Travail, que nous aurions dû même faire depuis longtemps.
En second lieu, l’Office du Travail a pour mission de publier chaque année un volume intitulé Statistique des grèves et des recours à l’arbitrage pendant l’année ; cette statistique des grèves, ce sont les chiffres qui concernent les grèves, à savoir le nombre d’ouvriers grévistes, etc., plus les procès-verbaux des comités d’arbitrage qui ont eu lieu devant le juge de paix, à la demande soit des ouvriers, soit des patrons.
Enfin, le troisième but de l’Office du Travail, c’est de publier des monographies d’associations ouvrières, et toutes les Bourses du Travail, je crois, sont en possession du premier volume qui a paru l’année dernière, intitulé : Les Associations ouvrières, dans lequel figurent la monographie des Travailleurs du Livre et quelques autres. Cet ouvrage doit être continué et c’est surtout à lui que je suis occupé ainsi qu’a la statistique des grèves.
En tout cas, vous constatez tout de suite que le genre de travail que je suis chargé de faire ne peut soulever aucune défiance de la part des organisations ouvrière, c’est le même exactement que celui que j’ai fait pour moi pendant quelques années, et que je viens de publier sous le titre : La Vie ouvrière, pas autre chose, c’est du document pur.
Maintenant, je suis entré à l’Office du Travail dans des circonstances bien malheureuses pour moi ; l’année dernière, j’étais atteint d’une hémorragie. J’étais couché et presque mourant. C’est alors qu’un ami commun, Georges Sorel, le publiciste bien connu, alla trouver Jaurès et lui dit : Ne pourriez-vous pas trouver une situation à Pelloutier ?... Le Journal du Peuple venait de tomber, j’étais sans situation, très gravement malade ; il fallait me tirer d’embarras. Jaurès alla trouver Millerand et on me donna cette place d’enquêteur, place nouvelle, car à l’Office du Travail, légalement, il ne peut, y avoir que deux enquêteurs permanents, les autres ne sont que temporaires.
Je le répète, vous voyez que la situation que j’occupe dans cet Office du Travail ne peut soulever aucune suspicion.
J’ajoute que je ne croyais pas que mes opinions, qui sont connues, et les services que j’ai rendus et que je suis prêt à rendre, puissent permettre le moindre soupçon, sauf à ceux qui, depuis des années, m’ont toujours combattu, parce que j’ai, autant que possible, cherché à maintenir toujours la Fédération sur le terrain économique. Je croyais qu’après avoir donné les preuves que j’ai données, on ne soulèverait pas de questions contre moi... Remarquez qu’il y a, au Comité fédéral, des camarades appartenant à toutes les écoles, allemanistes, blanquistes... Je me trompe : il n’y a plus de guesdistes, et c’est peut-être à eux que faisait allusion tout à l’heure le camarade de Lyon...
LYON. — Non, ce ne sont pas eux.
LE SECRÉTAIRE FÉDÉRAL. — Eh bien ! les blanquistes n’ont jamais fait la moindre observation, cependant, ils ne sont pas suspects de ministérialisme. Ils auraient été les premiers, s’ils avaient cru que cette situation fût dangereuse, à me prier de me retirer, comme secrétaire de la Fédération ; ils ne l’ont pas fait. Depuis que je suis à cet Office, j’ai fourni la preuve que je suis resté, non pas antiministériel, car je suis anarchiste, mais antigouvernemental, comme je l’ai toujours été ; le rapport et l’ordre du jour contre le projet de loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats professionnels, c’est moi qui en suis l’auteur ; de même pour la résolution adoptée contre le projet Guieysse sur les retraites ouvrières. Je combattrai encore demain toutes propositions émanées du gouvernement qui me paraîtront entraîner les travailleurs sur la voie du parlementarisme.
Je demande donc au congrès de me continuer sa confiance, non pas seulement d’une façon vague, mais en disant que le passé que j’ai garanti l’avenir et que jusqu’à ce que j’aie failli — car tout homme peut faillir — la Fédération me maintient sa confiance. (Applaudissements.)
LYON. — Ce que je retiens, c’est que vous n’êtes pas permanent...
LE SECRÉTAIRE FÉDÉRAL. — Les enquêteurs de l’Office n’ont même pas de bureau.
LYON. — Les renseignements que nous avions étaient faux.
LE SECRÉTAIRE FÉDÉRAL. — J’ajoute quelque-mots. C’est que ma nomination a paru pendant que j’étais encore malade. Je ne l’ai connue que trois semaines après qu’elle était signée. J’ai seulement vu une fois le citoyen Millerand pour le remercier. Mais je répète que nous n’avons pas de bureau au ministère.
PARIS. — Je suis à Paris délégué de la Bourse de Carcassonne ; Carcassonne m’avait demandé d’aller chercher des volumes pour sa bibliothèque au ministère ; j’ai demandé le secrétaire fédéral, on m’a répondu : Nous ne le connaissons pas, nous ne l’avons jamais vu... Cela explique sa situation.
LYON. — Devant les explications du secrétaire fédéral, je retire ma déclaration.
LE PRÉSIDENT. — La discussion est close, dans ces conditions.
LE MANS. — Il me semble que le secrétaire du Comité fédéral se trouve dans la même situation qu’un secrétaire général de Bourse du Travail, c’est-à-dire que tous ses actes, toutes les opérations qu’il doit assurer auprès des organisations qu’il représente, doivent être contrôlés par tous les délégués des Bourses du Travail qui forment ce Conseil fédéral, comme le Conseil d’administration d’une Bourse du Travail contrôle tous les actes du secrétaire général.
Or, je demande s’il y a des Bourses du Travail qui, par l’intermédiaire de leurs délégués, aient transmis des plaintes concernant les nouvelles fonctions — si on peut appeler cela fonctions — du secrétaire fédéral.
PARIS. — Non.
LE MANS. — Je regrette donc qu’une discussion ait été soulevée à l’instigation de citoyens qui ne sont peut-être même pas attachés à une Bourse du Travail et qui, dans certains milieux, en province, ont présenté la situation du secrétaire fédéral sous un jour qui n’est pas le vrai. (Applaudissements.)
CLERMONT. — Étant données les explications fournies par le secrétaire fédéral sur la question pressante de notre camarade de Lyon, et la déclaration de celui-ci qu’il se trouve satisfait, je demande que le Congrès vote des félicitations au secrétaire et lui maintienne sa confiance. (Approbation.)
LE PRÉSIDENT. — J’ai reçu l’ordre du jour suivant :
Le Congrès, après avoir entendu les déclarations du secrétaire fédéral, lui maintient sa confiance et déclare que la situation qu’il occupe à l’Office du Travail n’est pas incompatible avec ses fonctions de secrétaire fédéral.
ALBI. — Je me rallie à la proposition de Clermont.
NÎMES. — En principe, dans nos Congrès, nous ne devons pas nous donner les uns aux autres de l’eau bénite ; je suis contre tout vote de félicitations. A la suite de la question posée par le camarade de Lyon, le secrétaire fédéral nous a fait des déclarations ; nous devons nous déclarer satisfaits ; c’est le plus beau vote de confiance que nous puissions lui adresser. (Approbation.)