Comme l’a dit Pelloutier, la Fédération des Syndicats n’avait pas de programme. Rien chez elle ne pouvait vraiment intéresser les syndicats. En dehors de ses Congrès auxquels assistaient les syndicats parce qu’il n’y en avait pas d’autres, la Fédération ne donnait aucun signe de vie. La Fédération des Bourses, au contraire, présenta de suite une vitalité remarquable. Reposant sur le principe fédéraliste et s’interdisant toute action politique, elle offrait tous les éléments d’action utile.
Aussi prospéra-t-elle.
Mais elle prospéra grâce au souffle qui l’animait : je veux dire grâce à l’initiative de Fernand Pelloutier qui, d’abord pour rien, ensuite pour 25 francs par mois, puis pour 50 francs et enfin pour 100 francs par mois, fournit pour elle un travail méthodique et acharné.
A son début, en 1892, la Fédération comprenait 14 Bourses du Travail. Sous l’impulsion de son secrétaire, aussi bien que sous celle des événements, en même temps que s’élaborait le pacte fédératif qui allait, deux ans plus tard (Congrès de Nantes, 1894), déterminer la rupture totale et définitive entre le Parti socialiste politique et l’organisation socialiste économique, les Bourses se déclarèrent résolues (déclaration qui n’est point restée platonique) à repousser, sous quelque forme qu’elle se déguisât l’ingérence dans leur administration des autorités gouvernementales et communales
[1].
Alors, les Bourses du Travail se multiplient : 34 en 1895 avec 606 syndicats, 46 en 1896 avec 362 syndicats, 51 en 1898 avec 947 syndicats, 57 en 1900 avec 1 065 syndicats.
Ce qui aida beaucoup à la propagande des Bourses du Travail, ce fut, sous le ministère Dupuy, la fermeture brutale de la Bourse du Travail de Paris et les multiples tracasseries et vexations infligées aux Bourses du Travail de province. Dans le rapport du Comité fédéral au Congrès de Nîmes, Pelloutier signalait quelques abus de pouvoir contre les Bourses diminution de subvention et menace de fermeture à Lyon ; blâme sévère parce que la Bourse du Travail de Perpignan acquiert pour sa bibliothèque les œuvres de Benoît Malon. Ce rapport serait interminable, ajoutait-il, s’il fallait signaler tous les pièges tendus, toutes les violences infligées aux Bourses
. On le voit, de ce côté, les difficultés déjà ne manquaient pas. Depuis, elles n’ont fait que croître et multiplier.
Les deux organisations centrales tenaient leurs Congrès distinctement. Elles avaient aussi une vue bien différente sur la plupart des questions. Ainsi la Fédération des Bourses ne s’occupait nullement des revendications parlementaires, question bien chère à la Fédération des Syndicats. En revanche, la Fédération des Syndicats était avec acharnement contre l’idée de grève générale, dont les militants de la Fédération des Bourses étaient presque tous partisans et dont Pelloutier fut l’un des premiers et des plus persuasifs apôtres. Certains se plaisent à rappeler que Pelloutier connut Briand et qu’ensemble ils bataillèrent pour l’idée de grève générale. En effet, l’ambitieux avocat de Saint-Nazaire, qui avait eu déjà l’occasion de se servir de lui, d’exploiter ses qualités de polémiste, sut s’adapter à cette idée de Pelloutier et en devenir aussitôt le plus éloquent propagateur. Mais si Fernand Pelloutier voyait en l’idée de grève générale ce que nous ne cessons d’y voir nous-mêmes, syndicalistes révolutionnaires convaincus : le moyen d’affranchissement par excellence, le cynique arriviste — il l’avoua publiquement plus tard — n’y vit jamais qu’un moyen avantageux pour lui de combattre et de ruiner l’influence du Parti Ouvrier Français parmi la classe ouvrière.
Fernand Pelloutier dans les milieux syndicaux, Aristide Briand dans les milieux politiques des divers partis socialistes, firent pour cette idée de grève générale une propagande suivie qui porta ses fruits, puisque, aujourd’hui même, malgré l’apostasie de Briand, le monde ouvrier qui s’enthousiasme encore et qui n’a pas perdu l’espoir d’une transformation économique, voit dans la grève générale la première phase, le premier acte de la Révolution sociale.
C’est sur la discussion de cette idée au Congrès de Nantes 1894, sixième et dernier Congrès de la Fédération des Syndicats, que mourut cette organisation plus politique que syndicale.
Écoutons M. Léon de Seilhac, qui n’est pourtant pas des nôtres :
La Fédération des Syndicats avait vécu.
La jeune Fédération des Bourses sortait de l’ombre et prenait la place de sa vieille rivale déchue. C’est alors que se manifesta celui qui devait porter la Fédération des Bourses à son apogée et qui réalisa le rêve de l’Union ouvrière par la Confédération Générale du Travail.
La Fédération des Bourses restait donc la seule organisation vivante. Il n’y avait plus qu’elle comme organisme central des forces ouvrières en France, jusqu’au jour où, à son tour, une autre organisation centrale essaierait de la supplanter. Celle-ci devait prendre le nom de Confédération Générale du Travail, sans l’être aucunement. Elle ne devait le devenir vraiment que par l’application statutaire mais tardive des décisions du Congrès de Toulouse (1897), plusieurs années après, — une fois Pelloutier disparu.