Mais pour comprendre l’importance de la tâche accomplie par Pelloutier, il faut se rappeler quelles luttes se poursuivaient entre les militants des différentes écoles socialistes se disputant la direction du mouvement ouvrier avant qu’existât la Fédération des Bourses du Travail de France. Pelloutier, dans son Histoire des Bourses du Travail, nous en donne une idée.
C’est en 1876 que se tint à Paris le premier Congrès ouvrier.
La classe ouvrière était encore épuisée de la saignée de la guerre et de la Commune. L’esprit qui animait les ouvriers délégués à ce Congrès était loin de l’esprit de l’Internationale et de celui de notre CGT ! Qu’on en juge Le rapport qui fut adopté sur la représentation directe du prolétariat au Parlement disait entre autres :
Montrons aux classes dirigeantes que nous saurons trouver parmi nous des citoyens capables de défendre, par la parole ou par la plume, au sein du Parlement ; les intérêts des travailleurs, comme ils sauraient au besoin défendre par les armes la République si elle était en péril, la patrie si elle était en danger.
Nous arriverons ainsi, soyez-en convaincus, citoyens, à établir sur des bases inébranlables le seul .gouvernement digne de la France : la République démocratique et sociale !
Il suffit de rapprocher de la déclaration des Bourses du Travail au Premier Mai 1896 cette déclaration unanimement approuvée par le Congrès de 1876 pour se faire une idée du chemin parcouru en vingt ans.
Retraçons rapidement les luttes qui durent être engagées au sein même de la classe ouvrière pour marquer une si forte différence d’idées, tant sur les revendications ouvrières que sur les moyens à employer pour les faire aboutir.
Pendant les deux années d’intervalle (1876-1878) séparant le Congrès de Paris du Congrès de Lyon, les syndicats se multiplièrent ; et comme la propagande qu’y faisaient les ouvriers intelligents, tout active qu’elle fût, était silencieuse et n’éveillait point l’attention publique ; comme, d’autre part, les événements politiques absorbaient toute l’attention des « sphères officielles », ainsi qu’on disait alors, les idées socialistes allèrent se propageant de jour en jour, jusqu’au second Congrès ouvrier.
A ce moment, quelques hommes qui avaient joué un rôle dans l’Internationale, mais qui, n’ayant pris au mouvement communaliste qu’une part effacée, avaient échappé à la répression, tentaient d’organiser, en dehors des chambres syndicales, un parti socialiste. De ces hommes, qui s’appelaient Guesde, Lafargue, Chabert, Paulard, Deynaud, certains étaient en relations de famille ou d’amitié avec Karl Marx, Engels et les débris du conseil de l’Internationale, dispersés après le congrès de La Haye (1872). La propagande qu’ils avaient faite pendant les mois précédents avait porté de tels fruits qu’ils avaient pu manifester l’intention de tenir à Paris, pendant l’Exposition, un congrès socialiste international. Ce projet était prématuré, et les protecteurs du congrès furent poursuivis en police correctionnelle.
C’est alors que leurs amis, malgré l’aversion que professaient les socialistes révolutionnaires pour les ouvriers syndiqués, songèrent à profiter de la tenue du congrès mutuelliste de Lyon pour catéchiser les travailleurs qui devaient s’y rendre.
Leur petit nombre, il est vrai, les empêcha de modifier le caractère du congrès ; mais ils firent d’intéressantes déclarations sur lesquelles il est nécessaire de s’appesantir pour montrer d’abord quelles théories professaient à cette époque les collectivistes... (qui, depuis...) et, en second lieu, pour faire comprendre les événements qui allaient creuser un infranchissable fossé entre les partisans de la conquête du pouvoir et les partisans de l’action économique et corporative [1].
Et Pelloutier cite le discours de Calvinhac, parlant de l’État et s’exprimant ainsi :
Ah ! apprenons à nous passer de cet élément à l’égal de la bourgeoisie, dont le gouvernementalisme est un idéal. Il est notre ennemi. Dans nos affaires il ne peut arriver que pour réglementer, et soyez sûrs que la réglementation, il la fera toujours au profit des dirigeants. Demandons seulement la liberté complète, et nous trouverons la réalisation de nos rêves quand nous serons décidés à faire nos affaires nous-mêmes [2].
Ce n’est plus le langage du Congrès de 1876, évoqué plus haut. Hélas ! ce ne fut même pas longtemps le langage des hommes qui le tinrent à cette époque devant les travailleurs, dont ils devaient, quelques années plus tard, solliciter les suffrages, mendier les voix.
Un autre beau discours fut celui de Ballivet, des mécaniciens de Lyon, contre la participation des travailleurs aux luttes électorales [3].
Mais, pendant que ces révolutionnaires obscurs du groupe collectiviste faisaient de telles déclarations contre l’État, la conquête du Pouvoir et la Participation aux luttes électorales, les chefs du Parti socialiste naissant avaient déjà modifié leurs principes et leur tactique en sens contraire.