De la répression à la terreur de masse
Des compagnons d’idées russes me parlèrent des abus de pouvoir de la Tchéka et de la terreur de masse organisée. J’obtins des informations de première main d’Isaac Nahman Steinberg, socialiste révolutionnaire de gauche et commissaire du peuple pour la Justice dans le seul gouvernement de coalition d’après la Révolution d’octobre [1]. Il me montra un autre Lénine que celui des panégyriques. Ce qu’il me raconta en 1920, il l’a plus tard amplement développé dans plusieurs livres [2]. Dans In the Workshop of the Revolution (New York, 1953), il décrit le déroulement d’une séance de conseil des ministres à Petrograd, le 21 février 1918. Il y avait en délibération une proclamation rédigée par Trotskv et intitulée : « La patrie socialiste est en danger ». ll y était dit que quiconque s’oppose au gouvernement révolutionnaire doit être anéanti sur place
.
Je dis que cette menace brutale enlevait tout le pathétique à la proclamation
. Lénine répliqua : Au contraire, c’est bien là que réside tout le pathétique révolutionnaire.
Comme il défendait la terreur au nom de la justice révolutionnaire, je m’écriai indigné que dans ce cas on n’avait pas besoin d’un ministère de la Justice et qu’il fallait parler plutôt d’un commissariat à l’anéantissement des opposants politiques. Lénine répliqua : C’est comme cela qu’on devrait l’appeler en effet, mais nous ne pouvons pas le dire en public.
Ces paroles devaient bientôt être suivies des actes correspondants. Après la signature du traité de Brest-Litovsk, le 3 mars 1918, entre la Russie révolutionnaire et l’Allemagne impériale, les socialistes révolutionnaires sortirent du gouvernement. Le parti communiste dirigé par Lénine avait désormais le pouvoir pour lui tout seul. Les socialistes révolutionnaires de toutes tendances furent alors persécutés sans rémission. Le 9 août 1918, Lénine télégraphiait au soviet de la ville de Nijni-Novgorod : Des gardes blancs préparent une insurrection à Nijni-Novgorod. Vous devez mobiliser toutes les forces, établir un triumvirat de dictateurs, instituer la terreur de masse, passer par les armes ou déporter les centaines de prostituées qui alimentent nos officiers et soldats en vodka. N’hésitez pas un instant, agissez promptement. Perquisitions en masse et exécution de ceux chez qui on trouve des armes. Déportation massive des mencheviks et apparentés.
A mesure que s’étendait la terreur de masse orchestrée d’en haut, l’agitation augmentait à la base. Le 30 août 1918, le chef de la Tchéka de Petrograd, Ouritsky, fut victime d’un attentat. Au même moment, la modiste Dora Kaplan commit un attentat contre Lénine à Moscou. L’auteur de l’attentat, une socialiste révolutionnaire persécutée sous le régime tsariste pour ses activités révolutionnaires avait été libérée de prison lors de la Révolution. Lénine fut légèrement blessé, Dora Kaplan exécutée.
La Tchéka réagit à ces attentats par des exécutions d’otages. Le bulletin officiel de la Tchéka n°6 de l’année 1918 communiquait que 512 otages avaient été fusillés à Petrograd, 15 à Moscou et plus tard, encore 90, dont 46 à Nijni-Novgorod.
Des personnalités reconnues de la vie intellectuelle russe dénoncèrent la terreur de masse. Ce fut au cours d’une discussion entre Maxime Gorki et Lénine au sujet de la peine de mort, à laquelle s’opposait Gorki, que se brisa leur amitié vieille de plusieurs années [3]. Kropotkine protesta lui aussi dans une lettre à Lénine contre la terreur. Les protestations restaient sans effet. L’expression de Lénine : On ne peut faire de révolution sans quelques exécutions
resta l’idée directrice de son successeur, Staline. Mais le père de la terreur de masse pour mener à bien les prétentions communistes à la domination de la Russie est bien Vladimir Illitch Lénine.
La liberté intellectuelle fut elle aussi drastiquement réduite. La commission à la Culture, dirige par la Kroupskaya, la femme de Lénine, nettoya les bibliothèques de tout écrit non révolutionnaire. Les œuvres de Platon, Kant, Schopenhauer, Ruskin, Nietzsche, Tolstoï et Lieskow furent enlevées des bibliothèques publiques avec l’accord de Lénine [4].