Dans le cercle de mes connaissances parisiennes, il y avait aussi le plus brillant des orateurs du mouvement libertaire, Sébastien Faure. Il enthousiasmait toujours plus son auditoire avec son pathos très latin. Une fois, lors d’une réunion il termina son discours par la chanson populaire « Le temps des cerises » dans laquelle il avait remplacé le mot « cerise » par « anarchie ». Il ne fut pas le seul Français à clore ses discours en chanson. De Gaulle aussi chanta parfois la « Marseillaise » à la fin d’une allocution. Sébastien Faure se rendit aussi célèbre hors de France par son Encyclopédie anarchiste en quatre volumes et aussi par son livre Mon communisme. Son communisme, c’était la libre association ; il ressemblait davantage à celui des Doukhobors [1] qu’au système soviétique.
Je rencontrai aussi deux célèbres révolutionnaires espagnols à Paris : Andreu Nin et Joaquin Maurin. J’avais publié dans les journaux suédois des articles sur les poursuites et incarcérations de révolutionnaires en Espagne. Les syndicalistes suédois avaient donc organisé une quête en soutien à leurs camarades espagnols persécutés et m’en envoyèrent la recette pour que je la remette en Espagne. Je rejetai cependant l’idée d’un voyage à Barcelone dans le but de remettre cet argent, car les frais du voyage auraient grevé la somme destinée au soutien. Peu de temps après la réception de l’argent, Andreu Nin et Joaquin Maurin arrivèrent de Barcelone à Paris, à destination de Moscou. Je leur confiai que j’avais reçu de l’argent pour les compagnons espagnols poursuivis et leur demandai où je devais l’envoyer. Ils me montrèrent leur mandat de l’organisation syndicale CNT [2] et me dirent que je pouvais le leur confier. Je leur fis donc signer une attestation et envoyai la quittance Stockholm.
Mais Maurin et Nin se convertirent au communisme à Moscou. Maurin retourna bientôt en Espagne, Nin resta à Moscou comme dirigeant de la section espagnole de l’internationale moscovite. D’abord léninistes, ils se convertirent plus tard au trotskisme, et fondèrent en 1934 en Espagne le POUM (Partido Obrero de Unificacion Marxista).
Je revis Maurin trente ans plus tard à New York. Je me souviens bien de toi, me dit-il, tu nous as tiré d’embarras, lorsque nous arrivâmes de Barcelone à Paris, et que nous ne savions pas comment nous procurer l’argent nécessaire au voyage à Moscou
. Je restai perplexe. Sans doute étaient-ils alors, comme moi un an auparavant, tout à leur rêve de voir la Révolution russe en œuvre. Mais utiliser l’argent collecté en soutien à des compagnons emprisonnés pour leur voyage à Moscou, je n’aurais jamais pu imaginer cela. Peut-être avaient-ils cru que l’argent était destiné à la CNT en général — il n’y a qu’ainsi que je peux m’expliquer leur « faux pas » [3] et la naïveté avec laquelle Maurin me conta la chose. Nin fut finalement assassiné par les sbires de Staline et Maurin passa la guerre civile dans les prisons de Franco. Mais mon honnêteté m’oblige aujourd’hui, cinquante-six après, à lever le voile.