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[08] Augustin Souchy - Lénine veut me guérir de ma « maladie infantile »

samedi 18 avril 2020, par Augustin Souchy (CC by-nc-sa)

Lénine veut me guérir de ma « maladie infantile »

Je fus surpris d’apprendre un jour au bureau du Komintern à Moscou que Lénine voulait me parler. Wonderful ! (merveilleux !), s’écria Paul Freeman, qui était invité lui aussi. Anti-autoritaire viscéral, j’éprouvais de l’aversion pour tout culte de la personnalité. J’accueillis donc la nouvelle sans m’émouvoir, et me demandai simplement pourquoi Lénine me faisait appeler. En tant que syndicaliste, je m’étais au congrès prononcé contre le parlementarisme, ce qui me rapprochait idéologiquement du KAPD. Lénine voyait dans cette tendance une maladie infantile du communisme, un thème dont il se préoccupait fortement à l’époque [1]. Il voulait entendre mes arguments et me guérir de cette « maladie infantile ». Il avait 58 ans, j’en avais 28.

Une voiture vint nous chercher à notre hôtel. Pendant le parcours — j’étais assis à côté du chauffeur — je retirai en jouant un bouton du tableau de bord et m’y brûlai les doigts : c’était un allume cigare, un luxe rare à l’époque. Rien d’étonnant à cela, la voiture avait autrefois appartenu au tsar, me dit le chauffeur. Bien que le gardien à l’entrée du Kremlin connût la voiture de Lénine et son chauffeur, il dut s’assurer que nous étions bien attendus, en téléphonant à l’intérieur du Kremlin avant de nous laisser continuer notre route. Usage byzantin ou crainte d’un complot contre-révolutionnaire ? Un peu des deux sans doute.

Eu égard à Paul Freeman, nous nous entretînmes en anglais, que Lénine ne maîtrisait pas aussi bien que l’allemand. Il prononçait les « h » d’une manière gutturale, comme le « ch » russe. Nous n’eûmes pas besoin de poser de questions, il définit d’emblée le thème de la discussion. Je ne pouvais pas sténographier, mais dès mon retour à l’hôtel, j’écrivis des notes sur cet entretien.

Avec une impressionnante assurance, Lénine nous donna une leçon et nous expliqua le b-a-ba du communisme. Il insista surtout — une façon d’épingler notre syndicalisme — sur la nécessité de la conquête du pouvoir. La dictature du prolétariat était indispensable pendant la période de transition au communisme, et il fallait un parti communiste centralisé pour exercer cette dictature. Dans les combats imminents contre le capitalisme et l’impérialisme, les communistes devaient aussi travailler avec les révolutionnaires nationalistes. Les actions isolées étaient des maladies infantiles qu’il fallait éliminer.

J’interrompis son monologue : Dans une révolution, les actions directes sont plus déterminantes que les palabres parlementaires, la Révolution russe vient elle-même d’en faire la preuve. Lénine : Exact ! Mais après la victoire, le prolétariat a besoin d’une organisation de pouvoir et de contrainte centralisée, d’un État prolétarien pour réprimer la contre-révolution et éduquer les ouvriers et paysans sur le marxisme.

Je ne pus me retenir de poser la délicate question sur l’attitude du parti communiste envers les anarchistes. La réponse de Lénine ne m’étonna pas : Les anarchistes sont utiles dans la première phase de la révolution, et même d’une valeur inestimable ! Mais si dans la seconde phase, ils ne respectent pas le pouvoir de l’État révolutionnaire, alors ils doivent être considérés comme contre-révolutionnaires.

Cette entrevue d’environ vingt minutes me confirma ce que j’avais déjà appris sur Lénine. Sa pensée était exclusivement marxiste, comme le montrait aussi son livre L’État et la révolution. Il fit de multiples références à Karl Marx. Il voyait tout, les philosophes, les écrivains, les événements historiques de tous les temps à travers les lunettes de son marxisme dogmatique. Que reste-t-il de ses pensées, aspirations et de sa conduite si l’on enlève l’idéologie marxiste ? demandai-je à Paul Freeman après cet entretien. Sans la victoire des ouvriers de Petrograd et des marins de Kronstadt en octobre 1917, Lénine ne siégerait pas aujourd’hui au Kremlin. - Tu es un sceptique, un hérétique répondit Paul. Sceptique, je ne l’étais pas, mais je regardais Lénine avec l’œil critique d’un socialiste libertaire. Et j’avais davantage espéré de la Révolution que le remplacement de l’autocratie tsariste par la dictature d’un parti autoritaire à la Robespierre. La Révolution avait éclaté trois ans auparavant. Le tsar était mort, le système d’oppression tsariste supprimé, la Révolution se trouvait dans sa phase constructive, la construction du socialisme avait commencé. Le peuple aurait dû avoir la possibilité de déployer en toute liberté sa puissance créatrice. Chaque groupe aurait dû avoir le droit de fonder des entreprises collectives ou des coopératives. Et que voyions-nous ? Ceux qui défendaient l’idée d’un socialisme libre étaient poursuivis comme contre-révolutionnaires, leurs publications et réunions étaient interdites. La Tchéka, qui remplaçait l’Okhrana, la police secrète tsariste si détestée, sévissait contre les sociaux-démocrates mencheviques, les socialistes révolutionnaires de droite comme de gauche, les maximalistes, syndicalistes et anarchistes, qui tous avaient combattu le tsar et se situaient sur le terrain de la révolution. Lénine était le principal responsable de cette évolution qui signifiait une dégénérescence de la Révolution.

Paul Freeman, qui devait se révéler plus tard un ardent défenseur du pouvoir soviétique léniniste, répondit nonchalamment : Let them go to hell ! (« Qu’ils aillent au Diable ! »). Ainsi se conclut notre conversation.


[1Voir Lenine : Le gauchisme, maladie infantile du communisme, Moscou, 1920.