Cette morale et cette religion universelles n’ont nées de sens que si disparaissent les frontières artificielles nées du régime militaire. La France n’est qu’un membre de la société européenne, écrit Saint-Simon, et tous les industriels sont mus par les intérêts de la production. Savants, artistes, industriels doivent s’unir par dessus les frontières pour défendre le même idéal de paix. La formule célèbre — et optimiste — : l’union des travailleurs fera la paix du monde, pourrait être signée de Saint-Simon en remplaçant le mot travailleurs par le mot industriels ! Il oppose au patriotisme féroce et absurde le cosmopolitisme de la science et de l’industrie, et il a parfaitement vu — sans en tirer toutes les conséquences — que les liens de pensée et d’intérêts sont plus forts entre deux classes sociales identiques de deux pays différents qu’entre deux classes sociales antagonistes d’un même pays. Dans la pensée de Saint-Simon cet internationalisme doit déborder le cadre de l’Europe et s’étendre à toute la terre : le régime industriel sera l’organisation définitive de l’espèce humaine. On voit combien Saint-Simon était en avance sur son temps en dénonçant le caractère factice de l’unité nationale et en montrant que les communautés des intérêts économiques se rient des frontières. Songeons seulement aux entreprises multinationales, aux trusts internationaux...
Saint-Simon ne s’est pas attaché seulement à ces vues lointaines, qu’on pourrait qualifier d’utopiques. Dès 1814, dans son écrit De la Réorganisation de la Société Européenne (en collaboration avec le jeune Augustin Thierry) il préconisait la reconnaissance par toutes les nations de la supériorité d’un parlement général placé au-dessus de tous les gouvernements nationaux. Il s’agit pour Saint-Simon d’une limitation des souverainetés nationales au profit d’un parlement supranational, qui ne serait pas composé des simples délégués des États. Rien de commun avec la S.D.N. ou l’O.N.U. vouées à l’impuissance dans la mesure où les nations restent attachées au maintien strict de leur indépendance. On voit ici combien la pensée de Saint-Simon rejoint les préoccupations actuelles. Ce parlement devrait lever des impôts, décider de grands travaux d’utilité publique, unifier l’instruction publique et établir un code de morale commune à tous (première étape pour cette religion universelle, couronnement de la société industrielle). Ainsi s’établira entre les nations une union à la fois spirituelle et temporelle.
Ce grand parlement aura, entre autres missions, la direction et la surveillance de l’instruction publique. Saint-Simon en effet n’a eu garde d’oublier les questions d’enseignement et d’éducation. Il est, là aussi, très en avance sur son temps, en réclamant un enseignement accessible à tous et non plus seulement aux privilégiés de la naissance et de la fortune, un enseignement orienté selon les aptitudes et les vocations, tendant à découvrir les capacités et à préparer ainsi une élite propre à gérer la société industrielle. Enseignement de sélection qui doit assurer le maintien de la cohésion et de la hiérarchie de l’ordre social. Ce sont, en gros, les principes qui triomphent actuellement : la société opère une sélection sévère d’où sortiront les capacités — les cadres — de la société. Saint-Simon envisage un enseignement général et un enseignement professionnel spécialisé, ce dernier étant réglé par des programmes précis et ne se bornant pas à l’apprentissage traditionnel. Les différences de capacité orienteront les élèves vers trois types de Grandes Ecoles : celles des artistes, des savants et des industriels. L’enseignement — comme la philosophie — sera au service de l’industrie et de la production : il diffusera des savoirs utiles en réaction contre les humanités gréco-latines, la métaphysique, les simples curiosités de l’esprit. Faire des producteurs utiles... et utilisables, tel est le but de l’éducation dans la société industrielle. Certaines tendances actuelles opposant à la culture désintéressée la liaison nécessaire entre l’industrie et l’Université sont bien dans la ligne saint-simonienne. Et Saint-Simon eût sans doute approuvé Jean Fourastié qui écrit dans Faillite de l’Université (1972) : ... la nature des matières enseignées doit évoluer selon les prévisions d’emploi à moyen et long terme, de manière à ne pas se laisser créer des écarts catastrophiques entre les formations imposées aux étudiants et les métiers qu’ils doivent exercer pour soutenir la consommation nationale et internationale
.