Mais cette gestion de l’économie par les producteurs eux-mêmes ne prend tout son sens que si elle fonde une société égalitaire et si tous ceux qui participent à l’œuvre commune reçoivent — quelle qu’en soit la forme — une rétribution égale. Pour parler clairement, il faut que cesse le scandale permanent de la richesse des uns fondée sur la pauvreté des autres. Question toujours éludée qu’on résout — comme Saint-Simon — par des appels à la solidarité ou à la charité ! Evidemment, du point de vue de l’économie, ce qui importe c’est la distinction entre ceux qui servent les machines et ceux qui commandent aux machines. Mais, bien avant l’existence des machines, l’inégalité des conditions était un fondement des sociétés ; le système capitaliste l’a perpétuée et les maîtres des machines se taillent une large part du revenu national, ainsi d’ailleurs que tous ceux qui sont les soutiens et les domestiques zélés du système existant. En nous bornant aux salaires, traitements et rémunérations fixes, le fameux éventail est largement ouvert. Et il importe peu que les régimes politiques soient différents, que la forme de propriété ait été changée : dans les pays dits socialistes — y compris la Chine d’après la Révolution Culturelle — l’éventail est autant, sinon plus ouvert que dans les pays capitalistes. Tant qu’il existera des hiérarchies de fonctions, génératrices de hiérarchies de pouvoir, il s’y superposera des hiérarchies de rémunérations accordant aux uns à peine le nécessaire, à d’autres une médiocre aisance, à une minorité le superflu. Ou l’autogestion véritable égalisera les revenus, ou elle sera une sinistre hypocrisie.
C’est dès maintenant, dans notre société, qu’il faut combattre cette idée ancrée dans la plupart des esprits : à la hiérarchie des capacités doit correspondre une hiérarchie des rémunérations. Et cette dernière est si parfaitement ordonnée que toucher à un élément suffit pour bouleverser l’ensemble. Augmenter la rémunération d’une catégorie, procéder à des augmentations uniformes de salaires entraîne un concert de protestations : on écrase la hiérarchie !
Proudhon, dans le chapitre III de son premier mémoire : Qu’est-ce que la propriété ? (1840) a fait une critique minutieuse du principe saint-simonien : A chacun selon sa capacité, chaque capacité selon ses œuvres, et du principe fouriériste : A chacun selon son capital, son travail et son talent. Principes dont l’application est ainsi résumée par Proudhon : les capacités se classent et se subdivisent en ordres, en genres et en espèces ; les extrêmes de talent se lient par d’autres talents intermédiaires ; l’humanité présente ainsi une vaste hiérarchie, dans laquelle l’individu s’estime par comparaison, et trouve son prix dans la valeur d’opinion de ce qu’il produit. On ne peut ici reproduire l’argumentation de Proudhon et le lecteur pourra se reporter au texte même du premier mémoire, ouvrage facilement accessible. Proudhon aboutit à deux conclusions essentielles : la capacité donnée à tous d’accomplir une tâche sociale, c’est-à-dire une tâche égale justifie l’égalité des émoluments, et celle-ci : donnez-moi une société dans laquelle chaque espèce de talent soit en rapport de nombre avec les besoins, et où l’on n’exige de chaque producteur que ce que sa spécialité l’appelle à produire, et tout en respectant la hiérarchie des fonctions, j’en déduirai l’égalité des fortunes.
Quelques brèves remarques suffiront pour montrer l’inconsistance des raisons qui prétendent justifier, sur l’argument imbécile : si tout le monde était également rémunéré, personne ne voudrait faire des études, il n’y aurait plus d’émulation ni de zèle, chacun voudrait être manœuvre ou balayeur, etc. Mais, sans donner d’exemple, n’est-il pas évident que l’inégalité des salaires ne traduit pas l’utilité sociale du travail, les risques courus, la peine, l’insalubrité ? Et que penser de l’argument tant de fois invoqué : pour faire un médecin, un haut technicien, un économiste, un savant il faut un long apprentissage qui nécessite des études coûteuses, de grandes dépenses ? Ainsi le bénéficiaire de ces études tirerait d’un capital — non engagé d’ailleurs par lui — une rente substantielle, durant toute sa vie ! Comment un marxiste peut-il s’accommoder d’un pareil scandale ? Mais ces dépenses ne doivent pas être portées à l’avoir mais au débit du bénéficiaire : c’est en réalité une dette qu’il a contractée, une part des revenus de la société dont il est débiteur (et le développement des bourses d’études rend cela encore plus évident). Saint-Simon lui-même n’a-t-il pas reconnu que le savant doit son existence à la société industrielle, la seule nourricière ? Quant à la justification de la hiérarchie des salaires donnée par Marx, elle est singulièrement décevante : il oppose le travail complexe du technicien et du savant au travail élémentaire du manœuvre et pose en principe que le travail complexe est une puissance du travail élémentaire. Cette formulation à allure scientifique n’est autre que la reconnaissance a priori du bien-fondé de la hiérarchie des salaires, mais ne la justifie pas.
La question est, en réalité, beaucoup plus simple. Depuis des siècles on pose en principe qu’il existe un fossé infranchissable entre le travail intellectuel qui conduit aux professions libérales (jadis réservées aux hommes libres) et le travail manuel, mécanique et servile. La noblesse du premier s’oppose à la bassesse du second, et dans une société fondée sur l’argent, comment peut-on mieux récompenser la noblesse qu’en lui assurant un revenu supérieur ? Malgré les discours hypocrites, les hommages rendus aux ouvriers, on admet la suprématie du cerveau sur la main, et tout se passe comme si le salaire était inversement proportionnel à la quantité de travail manuel fourni. Une malédiction pèse sur le manouvrier qui a tout juste droit au salaire minimum garanti. Tant qu’on ne reconnaîtra pas que l’homme est à la fois un cerveau et des mains, qu’il est à la fois intellectuel et manuel, que la division du travail rend également nécessaires et respectables ces deux formes d’activité, on ne fera pas disparaitre cette scandaleuse inégalité des salaires, fondement de la société industrielle. Cela suppose une transformation de certaines habitudes dé pensée et par conséquent une réforme profonde de l’éducation.