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Actualité de Saint-Simon - La science de la production

mardi 18 juin 2024, par Jean Barrué (CC by-nc-sa)

Quelle est donc cette évolution des types sociaux ? Quelle est la marche de notre société à partir du moment où elle s’est vraiment constituée ? Saint-Simon prend comme point de départ le Moyen Age (XIe, XIIe siècle) caractérisé par le pouvoir militaire spirituel des prêtres : système militaire et théologique (ou encore féodal et papal) qui correspondait à l’état de la civilisation et à la supériorité sociale des classes militaire et sacerdotale. Si la fin du XIe siècle marque l’apogée de ce régime, le déclin commence dès le XIIe siècle. Il est le résultat du mouvement des Communes, de l’affranchissement des villes qui se dégagent de la tutelle seigneuriale, tandis que l’activité économique échappe aux deux centres d’attraction qui la maintenaient captive. En même temps, à la suite de l’introduction des sciences positives, se constitue un corps nouveau, celui des savants qui entre en concurrence avec le clergé pour assurer la direction intellectuelle de la société.

Deux éléments de contradiction se développent donc qui vont affaiblir, puis détruire les pouvoirs des seigneurs et des prêtres. Le Moyen Age n’a donc pas été cette période d’obscurantisme tant de fois dénoncée, mais il a préparé graduelle­ment tous les grands événements qui se sont développés plus tard. A la suite de l’invention de l’imprimerie et les décou­vertes de Copernic et de Galilée, le XVIe siècle ébranle le pouvoir théologique, et au XVIIe siècle c’est le pouvoir temporel qui est battu en brèche : en France par l’action de la royauté contre le pouvoir féodal, en Angleterre par la limitation du pouvoir royal. Le XVIIIe siècle enfin, par le développement de l’industrie et la critique toujours plus poussée de la religion, marque la décadence irrémédiable de l’ancien système social. Les progrès des arts et des métiers, de l’industrie sont tels que la société devient dépendante de l’économie : même le pouvoir militaire n’échappe pas à cette emprise, car la guerre a besoin de l’industrie autant et plus que de la valeur individuelle et de la bravoure des nobles. Dans les conseils des gouvernements, dans les organismes de la justice, une nouvelle classe est représentée : le Troisième État affirme sa personnalité et revendique ses droits.

Troisième État ? En fait, ce sont deux nouvelles autorités qui se substituent aux anciennes classes dirigeantes : le peuple est spontanément confiant et subordonné à l’égard de ses chefs scientifiques, de même qu’il l’est temporellement par rapport à ses chefs industriels. Soumission intellectuelle à la raison et non plus à la théologie. Soumission temporelle à la production, et non plus à la conquête guerrière. La Révolution française avait commencé dès l’affranchissement des communes et l’éta­blissement des sciences d’observation. Elle a liquidé les survi­vances du passé, tout ce qui demeurait des privilèges de la féodalité, de la royauté et du clergé. Elle a détruit, mais n’a pas édifié un ordre nouveau ; elle a libéré de ses entraves la société industrielle, mais elle ne l’a pas organisée. Et, c’est ainsi que maintenant (à l’époque de la Restauration) on voit ressurgir des institutions périmées qu’on pouvait croire détruites, et même l’autorité royale.

Comment expliquer ce demi-échec de la Révolution française ? Il est dû, d’après Saint-Simon, à l’opposition de deux classes intermédiaires : les légistes entre les féodaux, et les industriels, les métaphysiciens entre les représentants de la science positive et le clergé. Légistes et métaphysiciens ont occupé le devant de la scène, ce sont eux qui ont dominé dans les assemblées issues de la Révolution. On a vu plus haut le jugement que porte sur eux Saint-Simon : comment auraient-­ils pu construire un système social nouveau, n’étant pas en contact avec la réalité collective, ayant été formés à l’école du passé ? La société est donc passée du système théologique ­féodal au système métaphysique. Il reste à franchir l’étape qui conduira au système positif : nous avons là une préfiguration de cette loi des trois états, dont Auguste Comte devait faire le fondement de sa doctrine.

L’ordre nouveau qu’annonce Saint-Simon, par le dévelop­pement de l’organisation industrielle, des arts, des sciences et de l’industrie, par la création d’objets utiles, accroîtra pacifi­quement le bien-être des hommes. L’activité collective a donc une fin normale et unique : la production. La production des choses utiles est le seul but raisonnable et positif que les sociétés politiques puissent se proposer. La politique est la science de la production, science qui a pour objet l’ordre des choses le plus favorable à tous les genres de production. Les producteurs — et eux seuls — doivent assumer tout le pouvoir économique et dès maintenant la classe industrielle doit se préparer à cette tâche : elle est la seule classe de la société dont nous voudrions voir s’accroître l’ambition et le courage politique. II n’y a plus place pour les représentants et les bénéficiaires de l’ancien régime : princes, cardinaux, évêques, auxquels il faut joindre tous les propriétaires qui vivent noblement de leur capital sans l’exploiter directement. Pas de place pour les oisifs, pour les frelons. Aussi bien leur brusque disparition ne causerait aucun préjudice à la société. Face aux oisifs se dresse l’immense masse des producteurs qui créent des richesses ou font fructifier leurs richesses : ce sont les abeilles dont la perte serait fatale à la société. Saint-Simon oppose aussi deux partis : le parti industriel ou national réunissant toutes les forces vives de la France, et le parti anti-national, celui des oisifs et des inutiles. Seuls les producteurs des choses utiles doivent concourir à régler la marche de la société. Comment alors résoudre la contradiction oisifs-producteurs ? Il ne peut être question de revenir à l’ancien régime, pas davan­tage d’arriver à un compromis, car Saint-Simon estime que l’organisation sociale n’est stable que si elle est homogène et elle ne sera en équilibre que si elle repose sur l’industrie. La contradiction doit donc se résoudre par l’élimination de la classe oisive : solution révolutionnaire que le socialisme — au sens large du mot — reprendra plus tard ; détruire pour construire, faire naitre l’avenir sur les ruines du passé. Ce n’est pas la position de Saint-Simon, adversaire de la violence en laquelle il ne voit qu’un outil de destruction. On ne chas­sera pas les frelons de la ruche, on les tolèrera, mais ils seront frappés d’incapacité politique et ne participeront en rien à la direction de la vie collective. Solution déconcertante et qui paraît utopique, car les oisifs accepteront-ils passivement de rester confinés dans cette sorte de ghetto politique ?


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