Selon une tradition soigneusement entretenue, Marx et Engels ont fondé durant les années quarante du siècle dernier le socialisme scientifique, qui succédait à un ensemble de doctrines confuses qualifié socialisme utopique. Scientifique, utopique : on conçoit que le rapprochement de ces deux épithètes suffit à donner à la seconde un sens péjoratif ! La même tradition veut que Proudhon, difficilement classable, soit un petit-bourgeois, que le socialisme antiautoritaire et antiétatique de Bakounine ne soit — selon Engels — qu’une synthèse de Proudhon et de... Stirner, et que les ouvriers parisiens des années soixante fussent infectés — selon Marx — d’un stirnérisme proudhonisé. Comme les disciples modernes de Marx et de Lénine savent battre la grosse caisse et en ont les moyens, il ne faut pas s’étonner que certaines légendes ont la vie dure.
Certes, dans le socialisme utopique, Saint-Simon occupe une place un peu à part. Le jugement favorable de Engels, le fait que le jeune Marx ait été — selon ses propres termes — imprégné des idées de Saint-Simon, lui ont valu l’indulgence de la postérité : dans la préhistoire du socialisme, il est le premier des réformateurs sociaux. Mais ce coup de chapeau une fois tiré, nul ne s’est occupé pendant longtemps de Saint-Simon et de sa doctrine ; les plus érudits gardaient le souvenir de la célèbre parabole des frelons et des abeilles [*] ; pour les autres, Saint-Simon n’était qu’un nom parmi tous les représentants du socialisme utopique. Et pourtant, que d’enthousiasmes juvéniles et de dévouements avait suscités Saint-Simon ! Que de savants et d’ingénieurs éminents étaient sortis de l’Ecole saint-simonienne ! Une magnifique flambée qui dura moins d’un quart de siècle. Saint-Simon expose ses doctrines sociales de 1816 à 1825, date de sa mort, dans un grand nombre de livres, brochures et articles, d’une façon souvent confuse et sans plan ordonné. Les tout jeunes Augustin Thierry et Auguste Comte sont ses collaborateurs. Après la mort du maître, le saint-simonisme connaît un vif succès dans les milieux intellectuels et scientifiques, et chez les jeunes polytechniciens. Malgré sa brève parution, le journal Le Producteur recueille des adhésions enthousiastes. Bazard, dans une série de cours, donne une forme ordonnée au saint-simonisme et réunit ses leçons dans l’Exposition de la doctrine saint-simonienne. 1829 marque l’apogée du mouvement : sa ruine sera consommée en trois ans. Olinde Rodrigues et Enfantin s’inspirèrent des tendances vaguement mystiques de la dernière œuvre de Saint-Simon : le Nouveau Christianisme, fondent la Religion Saint-Simonienne, avec son culte, ses prêtres et son « pape » Enfantin, qui se proclame pontife de la Jérusalem nouvelle. Bazard, Bouchez, Leroux rompent avec Enfantin et c’est la scission. La folie mystique d’Enfantin suffisait déjà à déconsidérer le saint-simonisme, sans qu’il fût nécessaire d’y ajouter encore l’affranchissement total de la femme, la réhabilitation de la chair et le contrôle de la vie sexuelle par le pontife saint-simonien ! En 1832, à la suite des procès intentés pour immoralité et escroquerie, l’Ecole reçoit le coup de grâce, et en 1833 elle cesse pratiquement d’exister. La brusque décadence d’un mouvement florissant s’explique en grande partie par les folles innovations d’Enfantin qui furent sévèrement jugées par les contemporains, par Proudhon, par Sainte-Beuve, par Renan. Vigny écrit en 1832 (Journal d’un Poète) : la comédie saint-simonienne se termina par une mascarade grotesque
. Et Heine qui assistait à Paris, lors de l’épidémie de choléra, aux prédications des prêtres de la nouvelle religion, les tourna en dérision dans ses correspondances au Journal d’Augsbourg. En France, pour une fois, le ridicule tuait...
Les esprits légers ont malheureusement retenu du saint-simonisme la caricature imaginée par Enfantin. Les extravagances du disciple ont donné du maitre une fausse image. Et cependant Saint-Simon a marqué d’une forte empreinte tous ces esprits distingués qui avaient suivi ses leçons. On sait que ce sont des saint-simoniens : ingénieurs, administrateurs et financiers, qui sont à l’origine des chemins de fer en France. Et peut-on oublier que ce fut ce fou d’Enfantin, ex-polytechnicien, qui — après bien des tribulations — unifia le réseau P.L.M. ? Les frères Péreire, saint-simoniens et banquiers, ont, les premiers, organisé le crédit mobilier. Les ententes d’industriels, les trusts, sont dans la ligne saint-simonienne. Le canal de Suez est l’œuvre de saint-simoniens et de Lesseps sera, après Suez, l’artisan de ce canal de Panama dont Saint-Simon, avait, jadis, vu la nécessité. On pourrait multiplier les exemples : dans tous les grands travaux du XIXe siècle, les disciples de Saint-Simon sont présents, et apparaît alors cette ambiguïté de la doctrine — sur laquelle nous reviendrons — : d’une part Saint-Simon dans sa dernière œuvre appelle à la libération du prolétariat, d’autre part les disciples tirent de l’enseignement du maître l’invitation à se réconcilier avec le régime du Second Empire et à collaborer étroitement à l’expansion capitaliste qui caractérise ce régime. L’œuvre de Saint-Simon annonce par certains côtés le socialisme et par d’autres justifie la féodalité industrielle.
Aussi ne faut-il pas s’étonner si Saint-Simon redevient actuel et si on voit en lui un précurseur de l’industrialisation moderne. L’œuvre de Saint-Simon mérite donc d’être étudiée sans parti-pris et peut-être les libertaires tireront-ils de cette étude des motifs d’encouragement... ou de méfiance. Nous sommes tous devenus plus ou moins saint-simoniens
, écrit François Perroux, en tête de son ouvrage Industrie et création collective. Cette affirmation nous concerne-t-elle, nous libertaires ? Tel est l’objet de cette étude qui exige au préalable un rapide exposé de la doctrine saint-simonienne.