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Actualité de Saint-Simon - La nouvelle classe

mardi 25 juin 2024, par Jean Barrué (CC by-nc-sa)

Est-ce à dire que les anarchistes se refusent à reconnaître les compétences et les capacités et, sous prétexte d’égalité, veulent procéder au nivellement des intelligences ? Il n’en est rien et Proudhon ainsi que Bakounine ont reconnu le rôle essentiel des techniciens et des savants dans les spécialités qui relèvent de leur compétence. Mais les anarchistes pensent qu’une création n’est vraiment collective que si tous les inté­ressés participent aux pouvoirs de décision ; certes, ils prennent conseil de toutes les capacités reconnues, mais en contre­partie il n’est si grand savant qui ne fasse son profit de l’avis du plus humble des exécutants. Ensuite que les plus capables, sous le contrôle de tous, assurent l’exécution en coordonnant les efforts et en répartissant les tâches.

Alfred de Vigny

Mais alors nous sommes loin du saint-simonisme qui remet l’organisation économique aux mains d’une élite de chefs industriels assistée d’une élite de savants. La conception saint­-simonienne s’exprime sans ambiguïté dans un article du Censeur (1815), dont François Perroux donne dans Industrie et Création collective un extrait significatif : un parti (il s’agit du parti industriel) est organisé lorsque tous ceux qui le composent, unis par des principes communs, reconnaissent un chef qui concerte tous les mouvements et dirige toutes les opérations. Nous sommes opposés à cette conception autoritaire et à cette mystique du chef — cette super-capacité — aussi bien dans la politique que dans l’économie. Nous ne pensons pas davantage que de la réunion de savants, chacun compétent dans une spécialité, puisse jaillir une vérité infaillible. Déjà Alfred de Vigny, bien revenu en 1840 de ses sympathies saint­-simoniennes d’avant 1832, écrivait dans le Journal d’un poète : (le saint-simonisme a donné) aux hommes intelligents l’excès de vanité qui leur fait croire que, lorsque tout sera à la capacité, chacun, étant le plus capable, doit tout posséder. Et nous sommes bien d’accord avec le jugement que Bakounine porte en 1872 sur un gouvernement possible des savants et des têtes débordantes de cervelle : ce sera le règne de l’intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes. Il y aura une nouvelle classe, une hiérarchie nouvelle de savants réels et fictifs, et le monde se partagera en une minorité dominant au nom de la science, et une immense majorité ignorante. Et alors, gare à la masse des ignorants !

Dominants et dominés ! Jadis le schème marxiste opposait les capitalistes détenteurs des instruments de travail et les prolétaires vendant leur force de travail. Depuis, on a vu apparaître de nouvelles formes politiques et de nouveaux régimes de propriété : en U.R.S.S., le peuple est devenu théori­quement propriétaire des usines, et pratiquement c’est une fraction de la population, un parti unique ou plutôt un groupe de super-capacités dirigeant ce parti qui assure la gestion et la direction des usines. Il y toujours des dominants et des dominés, quelle que soit la forme de propriété, mais la compo­sition des deux classes a varié. Dans toutes les sociétés indus­trielles il y a — pour employer la terminologie de François Perroux — des groupes dominants qui commandent les machines et des groupes dominés qui les servent. Ou encore : les maîtres des machines et les servants des machines. Ces derniers comprennent les prolétaires traditionnels et la grande majorité des cadres et techniciens. Les premiers réunissent quelques capitalistes traditionnels, mais surtout des adminis­trateurs, de hauts fonctionnaires, de hauts techniciens qui — ô ironie — sont des salariés (avec quel salaire !) et rem­plissent parfaitement les conditions requises par Saint-Simon pour appartenir au parti industriel.

Oswald Spengler

Oswald Spengler (L’Homme et la Technique - 1911) pro­clame avec plus de brutalité et de cynisme la nécessité inéluctable dans la société industrielle moderne de cette division entre meneurs et menés : il existe un travail de direction et un travail d’exécution (...) mais aussi deux catégories d’hom­mes, différenciés suivant gue leurs aptitudes les portent vers l’une ou l’autre de ces deux voies (...) Il y a des hommes dont la nature est de commander et des hommes dont la nature est d’obéir, sujets et objets des processus politiques et écono­miques considérés.

Saint-Simon n’eut certes pas approuvé un tel langage, lui qui voyait dans l’ouvrier un sociétaire de la communauté industrielle ; ayant avec le chef des rapports de collaboration et de concertation. Mais pendant longtemps la société indus­trielle a, dans la pratique, plutôt suivi Spengler que Saint-­Simon ! Et les ouvriers ont riposté par un syndicalisme d’affrontement, de contestation et d’action directe. Mainte­nant, on semble un peu partout admettre que doivent s’établir des échanges de vues et des discussions entre les directions et les syndicats d’ouvriers et de techniciens : à la contestation stérile doit succéder le dialogue constructif. La généralisation d’une telle pratique tend à désamorcer la lutte des classes et à transformer les syndicats ouvriers en rouages de la société industrielle ou de l’État, lorsque cette société est plus ou moins étatisée. Cette abdication du syndicalisme est lourde de consé­quence, mais tel n’est pas l’objet de cette étude. Il nous suffit de montrer que le dialogue est un leurre, que le dialogue est bien loin de ce dialogue idéal qui exclut l’appauvrissement, la diminution et la détérioration des personnes qui y inter­viennent (...) Les personnes qui entrent en dialogue s’enga­gent dans une épreuve réciproque de leur fidélité à la vérité et à la justice... François Perroux parle d’or, mais il reconnait que dans la société industrielle actuelle ou bien le dialogue n’est qu’un compromis et un marchandage, ou bien n’est qu’un conflit inégal où on use de la parole, qui se déroule entre pro­ducteurs dominants et producteurs dominés. Les interlocuteurs ne sont pas sur un pied d’égalité en raison de l’inégalité de l’information, de l’inégalité des positions sociales au départ et de l’inégalité connue des positions sociales au terme. Il ne faut donc point s’étonner si les dialogues ne remettent jamais en question les privilèges des Directeurs et Administrateurs.